mardi 27 novembre 2012

L'homme ligoté

Suite du 18 novembre.
Voilà Renard entièrement ligoté: c'est qu'il est, en dépit de quelques dénégations sans force, un réaliste.
Or, le propre du réaliste, c'est qu'il n'agit pas. Il contemple, puisqu'il veut peindre le réel tel qu'il est, c'est-à-dire tel qu'il apparaît à un témoin impartial. Il faut qu'il se neutralise,  c'est son devoir de clerc. Il n'est pas, il ne doit jamais être "dans le coup". Il plane au-dessus des partis, au-dessus des classes, et, par cela même, il s'affirme comme bourgeois, car le caractère spécifique du bourgeois est de nier l'existence de la classe bourgeoise. 
Sa contemplation est d'un type particulier: c'est une jouissance intuitive accompagnée d'émotion esthétique. Seulement, comme le réaliste est pessimiste, il ne voit, dans l'univers, que désordre et laideur.  Sa mission est donc de transporter tels quels les objets réels dans des phrases dont la forme soit susceptible de lui donner une jouissance esthétique. C'est en écrivant, non en regardant, que le réaliste trouve son plaisir, et la marque qui lui permet d'apprécier la valeur de la phrase qu'il écrit, c'est la volupté que la phrase lui procure. Ainsi ce réalisme nihiliste conduit Renard, comme avant lui Flaubert, à une conception toute formelle de la beauté. 
La matière est morveuse et sinistre, mais ces sensibilités d'élite vibrent à la phrase qui pare avec magnificence cette pauvreté. Il s'agit d'habiller la réalité. La belle période oratoire de Flaubert devient donc le petit silence instantané de Renard. Mais ce silence a, lui aussi, l'ambition d'être de marbre. nous voilà revenus, une fois encore, à notre point de départ: une belle phrase, pour Renard, c'est celle qui peut être gravée sur une stèle.  La beauté, c'est l'économie de la pensée, c'est un minuscule silence de pierre ou d'airin, en suspens dans le grand silence de la Nature.
Suite et fin demain.
(Jean-Paul Sartre, Situations I, Gallimard, 1947.)

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