lundi 30 avril 2012

Journal du 30 avril 1895

- Oui, mon cher ami, dit Courteline. Elle assistait à la répétition générale d'une pantomime, et, comme elle ne comprenait pas, elle disait à sa voisine: "Aujourd'hui, ce n'est qu'une répétition générale, mais ils parleront demain, à la première".

"L'Ombre d'Oscar Wilde" au Théâtre du Nord-Ouest

Le procès d'Oscar Wilde jugé par les écrivains français  
"Octave Mirbeau reçoit chez lui Frank Harris, Laurent Tailhade, André Gide, Jules Renard, Edmond de Goncourt, Rachilde, pour organiser la défense de l'auteur de Dorian Gray. Au travers de ces échanges, on découvre en filigrane un portrait d'Oscar Wilde, écrivain controversé, haï par certains, adulé par d'autres. Texte de défense, texte engagé mais aussi texte de réflexion littéraire, cette pièce de théâtre se caractérise par des dialogues percutants, et replace le procès dans le contexte d'une morale victorienne rigide. Un nouveau regard donc, sur les hommes de lettres, leurs engagements intellectuels et privés, mais aussi sur " une affaire qui les aura divisés et surtout, aura mis en lumière, la limite de leur humanité dès que le sensuel risque d'éclabousser leur confort familial et social – d'une certaine façon... " 
De Lou Ferreira.           Théâtre du Nord-Ouest à partir du mardi 1er mai 2012.

dimanche 29 avril 2012

Journal du 29 avril 1890

Faire une idylle avec l'amour de deux métaux. D'abord, on les vit inertes et froids entre les doigt du professeur entremetteur, puis, sous l'action du feu, se mêler, s’imprégner l'un de l'autre et s'identifier en une fusion absolue, telle que n'en réaliseront jamais les plus farouches amours. L'un deux cédait déjà, se liquéfiait par le bout, se résolvait en gouttes blanchâtres et crépitantes.

Jules Renard vers 1891

Jules Renard, dont le Mercure révéla les premières petites proses, ne parlait guère, mais était toujours aux écoutes, pointilleux, susceptible, attentif et méfiant comme un lapin roux dont il avait le continuel frémissement de bouche et d'oreille.
(Camille Mauclair, Servitude et grandeur littéraires).

samedi 28 avril 2012

Journal du 28 avril 1894

- Vous connaissez Antoine?
- Qui est-ce qui ne connaît pas Antoine!
- Il est gentil, ce monsieur?
- Très gentil. J'ai entendu dire beaucoup de mal de lui, mais on dit tant de choses!

Renard vu par Goncourt et Goncourt vu par Renard

"Ce soir, chez les Daudet, première visite de Jules Renard, l'ironique créateur de Poil de Carotte, un garçon à la construction de la tête toute semblable à celle de Rochefort, mais sans la plantation rêche des cheveux, sans le toupet de clown, un garçon encore jeune, mais froid, sérieux, flegmatique, n'ayant pas aux bêtises qui se disent le rire de la jeunesse."
A ce  passage du Journal des Goncourt, daté du 5 mars 1891, répond celui du Journal où Renard a noté, à la même date: "Hier chez Daudet, Goncourt... Pourquoi suis-je sorti de là écœuré? Je m'imaginais sans doute que Goncourt n'étais pas un homme. Faut-il retrouver chez les vieux les petitesses des  jeunes? A-t-on assez arrangé le pauvre Zola, jusqu'à l'accuser de tourner au symbolisme!...
Goncourt, un gros militaire en retraite. Je n'ai pas vu son esprit: ce sera pour une autre fois."
(Titre et textes cités par Léon Guichard, Dans la vigne de Jules Renard, p. 289).

vendredi 27 avril 2012

Journal du 27 avril 1909

Quand Mme Alix, marchande de poisson, a marié sa fille, une tempête s'est déchaînée, qui a duré quinze jours. Elle a du faire venir ses homards de Paris, son turbot de Rouen, ses crevettes du Havre, etc. elle a dit à son gendre: 
- Voulez-vous pas poser votre casquette sur la table où on mange! 
Un peu penaud, il l'enlève, et me dit, comme pour s'excuser, que Mme Alix est une femme supérieure.
Chapelier qui ne lève pas ses stores parce qu'il n'a pas de chapeaux à mettre dans sa devanture.
Mme Vernet est éparse dans le village. Tout à l'heure une femme est descendue d'automobile. Je la voyais de dos: j'ai cru que c'était elle. Vue de face, elle lui ressemblait encore.

jeudi 26 avril 2012

Journal du 26 avril 1909


Barfleur. Une femme décoiffée par la mer.
Une alouette chante sur l'immense mer.
La première chose que j'apprends, c'est que l’Écornifleur a été apporté ici par un voyageur qui l'avait lu en Chine.
Désillusion. Mme Alix, une vieille sans intérêt, me regarde avec des petits yeux de défiance. Elle tient à nous montrer la maison que nous habitions voilà vingt ans. elle était mieux. Elle sentait le sapin: aujourd'hui, elle sent le tapis. Elle s'est embourgeoisée. Album de cartes postales, portraits du pape, un dessin à la plume: "Dieu protège mon fiancé." 
De la jeune fille, on a voulu faire une dame: piano, violon, mandoline du mari, et des tapis et des tentures!...Tout ça dans l'obscurité. Mme Alix cherche qu'on lui dise qu'elle n'a pas vieilli.
Ils continuent le commerce de poisson comme en cachette. Ils voudraient bien dire qu'ils ont fait fortune, et pas trop qu'on le croie: c'est mauvais pour ce qu'il reste de commerce.
Christs partout. Rien pour moi. J'entends seulement: "Vous avez monté en grade", quand je dis que je suis maire.

Lundi 30 avril 20 h 35 - France 5

Notre amie Noëlle Benhamou, spécialiste de Maupassant,  nous signale qu'elle a enregistré une émission pour France 5,  mardi dernier avec Thomas Hugues au studio d’Issy-les-Moulineaux.
Ce petit entretien sera diffusé lundi 30 avril à partir de 20h35 après la rediffusion de deux épisodes de Chez Maupassant : « Aux champs » et « Au bord du lit ».

mercredi 25 avril 2012

Journal du 25 avril 1902

Printemps. Il semble qu'à déjeuner on va manger d'abord quelques brins de lilas, et qu'on finira par une coupe de fleurs de pommiers.

M. Jules Renard, un psychologue des états de l'imbécilité

M. Jules Renard... peut être défini le contraire essentiel du poète lyrique. Et je crois qu'il méprise un peu la poésie, les poètes, leur éloquence. Leurs systèmes et cette symbolique qui leur est chère. Cependant, il n'est point sans poésie lui-même. J'irai plus loin, il est poète à la manière d'un satirique très sec.
M. Jules Renard exerce la profession de graveur de pierres. Il a le poinçon incisif et l'esprit simplificateur. Sa gravure est par là d'une qualité haute et rare. Elle représente quelque chose de net, de sûr et de concis.
(Charles Maurras, M. Jules Renard d'après Poil de Carotte: un psychologue des états de l'imbécilité, La Revue encyclopédique, 1er avril 1895.)

mardi 24 avril 2012

Journal du 24 avril 1906

Un pommier fleuri comme un garçon d'honneur. Les arbres se marient.

Actualité littéraire

Deux ouvrages viennent de paraître:
- Journal particulier 1935, de Paul Léautaud, édité et annoté par Édith Silve, Mercure de France, 2012, 346 pages.
"Les passionnés de Paul Léautaud connaissaient son existence et désespéraient de pouvoir le lire un jour. Le voici enfin, cinquante-six années après la mort de l'écrivain, apparu comme un miracle: Le Journal particulier, 1935 vient d'être publié chez l'éditeur historique de Léautaud, le Mercure de France, maison pour laquelle il travailla durant plus de trois décennies."
- Pierre Louÿs/ Henri de Régnier, Correspondance 1890-1913, Bartillat, 2012, 404 pages.
 "Le point commun de ces deux amis, outre leur passion immodérée pour la poésie, est d'avoir aimé la même femme: la sublimissime Marie une des filles du poète parnassien José-Maria de Hérédia, qui avait publié sous le nom de Gérard d'Houville. Régnier l'avait épousée, Louÿs fut son amant officiel et le père de son enfant avant de convoler avec l'autre fille de Hérédia."
(Le Figaro littéraire, jeudi 19 avril 2012).

Addendum
"Paul Léautaud a 64 ans et il bande comme un bouc. Même au Bon Marché! Le contact des étoffes suffit à muscler son entrejambe. Il se juge d'une "jeunesse extraordinaire". Surtout quand, chez lui, à Fontenay-aux-Roses, ou chez elle, à Paris, il contemple Marie Dormoy, nue, "un vrai Renoir"... Le Journal particulier de l'année 1935, resté jusqu'à présent inédit, confirme qu'au déduit il est resté gaillard et que Marie Dormoy continue de l'inspirer."
(Bernard Pivot, Léautaud misanthrope érotomane, le Journal du dimanche, 22 avril 2012).

lundi 23 avril 2012

Journal du 23 avril 1899

Qu'est-ce qu'un critique? Un lecteur qui fait des embarras.

Un fantaisiste: Jules Renard 2/2

Tel un paysage, le comique est un état d'âme. Jules Renard excelle à nous le suggérer, par une incantation sienne, qui spécifiquement vaut celle des poètes...
Aussi est-il, entre les fantaisistes, celui dont on ne se lasse point... autant de petites pages à relire, jusqu'à la mémoire, par cœur,  sans altération du plaisir, puisqu'il n'y a pas là rire émoussable ou surprise de suite éventée, puisqu' aussi il ne fatigue point par des bavardages et des délayages où s'embourbent les vieux comiques, sous prétextes récits "bon enfant", puisqu' enfin il surveille son style jusqu'à une maîtrise spéciale, menue et propre, excellente à dire ce qu'il veut sans plus.
Un fantaisiste: Jules Renard, Lucien Muhfield, La Revue blanche, janvier 1894.

dimanche 22 avril 2012

Journal du 22 avril 1891

Un mot entendu par le père de Schwob.
Au théâtre, un bonhomme est à côté d'un monsieur au nez difforme. Tout à coup, il se tourne vers lui:
- Tenez, j'aime autant vous le dire: il y a un quart d'heure que votre nez m'embête.
L'homme au nez difforme:
- Et moi, monsieur, il y a vingt-cinq ans!

Un fantaisiste: Jules Renard 1/2

M. Renard est un bon observateur, fouilleur et pas gâcheur, qui voit beaucoup, et n'oublie rien, puis qui sait prendre ses trouvailles dans ses deux mains bien fermées, et vous les apporte, sans bousculade, sous les yeux, en frôlant le nez. J'entends que sa plus rare qualité est peut-être la vertu de son style, sans lointain ni recul, immédiat, perpétuel présent de l'indicatif, qui ne fait ni demande crédit.
Et vous entendez aussi que ce style correct, précis, clair comme du La Bruyère, n'est rien auprès du genre de mérite intellectuel de netteté, de sureté et d'économie dont cette écriture même est le signe tangible...
La supériorité de Jules Renard qui le fait, nous disions, le Maître du Rire moderne, c'est que  non seulement il ne rit point, mais qu'il NE FAIT JAMAIS RIRE.
Suite demain.
Un fantaisiste: Jules Renard , Lucien Muhfield, La Revue blanche, janvier 1894.

samedi 21 avril 2012

Journal du 21 avril 1896

Marc Stéphane, l'auteur de Fleurs de morphine, m'envoie sa petite amie pour me demander si je n'ai pas l'intention de faire un article sur son livre à L’Écho de Paris ou au Mercure de France. Elle a des bandeaux, un petit chapeau plat, des dents jaunes et de grosses joues, et un fort accent. elle est comme effrontée et innocente.
Et je fais le maître, moi, je parle des illusions que doit avoir ce jeune homme de vingt-six ans, des difficultés que j'ai eues, moi, de ma bonne volonté à moi. Et je suis flatté. Pensez-donc! C'est la première visite qu'une femme  me fait. elle ne se dégrafe pas, mais ça viendra. Vive la littérature française! Le métier a du bon.
Ça m'embêtera tout de même, de faire cet article. Aussi, j'ai eu la précaution de prévenir la petite dame que ça ne paraîtra pas dans le prochain numéro, qu'un article au Mercure n'avait aucune importance, mais que, si ça pouvait lui être agréable que je passe un quart d'heure à écrire deux ou trois lignes...
- Merci, monsieur. Vous êtes bien aimable, et je vous demande pardon de vous avoir dérangé.

vendredi 20 avril 2012

Journal, un jour d'avril 1898

Les vieux peignes des chardons.

Jules Renard, aristocrate?

Jules Renard était-il un aristocrate?
D'abord, qu'est-ce qu'un aristocrate?
Adoptons la définition donnée par Élie Faure (Céline, Les cahiers de l'Herne, p. 79, 2007): "Indépendant de toute notion de naissance ou de caste, l'aristocrate c'est le plus apte, le plus capable, le plus digne, le plus rayonnant, le plus utile aussi, celui qui à beaucoup à donner et qui le donne. Par cela même, il est responsable devant tous du bon usage de ses qualités."
Au moment où Jules Renard était maire de Chitry, entre le locataire de la mairie et le locataire du château lequel des deux était l'aristocrate?
T.J.

jeudi 19 avril 2012

Journal du 19 avril 1906

Honorine courbée en deux sur son lit. Elle n'a rien fait depuis quinze jours. Elle dit quelque chose que d'abord on ne comprend pas. Elle le crie:
- Étranglez-moi donc!
Sa couverture, ses draps sont propres. Ses brus, dont l'une est sourde et écoute avec inquiétude ce qu'on dit de l'autre, la soignent: c'est leur héritage. Mais le matelas est pourri. Quand on la déplace ou qu'on lui étire les jambes (elle hurle) , les plumes s'envolent. Il y en a qui  restent collées à ses plaies, et des enfants, toutes chandelles allumées, jouent avec les plumes.
Elle demande à boire. On lui tient la tête. Elle crie: 
- Vas-tu laisser ma tête tranquille, sacrée garce!

mercredi 18 avril 2012

Journal du 18 avril 1894

Il voyait le moins de personnes qu'il pouvait afin de s'épargner le plus possible l'ennui des enterrements.

Une lettre de la librairie Gallimard

Librairie Gallimard (Éditions de la Nouvelle Revue Française)
Monsieur,
Nous avons le plaisir de vous faire tenir sous ce pli un exemplaire de l'index alphabétique des noms cités dans le Journal de Jules RENARD dont vous avez dû recevoir le service de presse le 15 octobre.
En effet, le tirage que nous avions fait de cette édition intégrale du Journal de Jules Renard en un seul volume, ne comportait pas primitivement d'index et nous avons été sensibles à l'observation qui nous en a été faite par des amis de nos éditions, entre autres par M. André BILLY et M. Eugène MARSAN.
Comme  le premier tirage de cette édition a été un gros succès et s'est rapidement épuisé, nous avons profité de la réimpression pour compléter par un index d'une vingtaine de pages le Journal de Jules RENARD et nous avons fait tirer des index séparés pour les acheteurs du premier tirage, ainsi que pour tous les membres de la critique.
Nous vous prions de croire, Monsieur, à nos sentiments les plus empressés.
Le directeur commercial
L.D. HIRSCH

mardi 17 avril 2012

Journal du 17 avril 1897

Ce matin, reçu une lettre de ma mère, qui me dit que mon père a été pris d'un étouffement, qu'il a demandé lui-même le médecin, et que c'est une congestion pulmonaire, grave.
Ah! J'ai trente-trois ans passés, et c'est la première fois qu'il me faut regarder fixement la mort d'un être cher. D'abord, ça n'entre pas. J'essaie de sourire. Ce n'est rien, une congestion pulmonaire.
Je ne songe pas à mon père. Je songe aux petits détails de la mort, et, comme je prévois que je serai stupide, je dis à Gloriette:
- Surtout, toi, ne perds pas la tête! 
Je me donne le droit de la perdre.
Elle me dit qu'il me faudra gants et boutons noirs, et crêpe à mon chapeau. Je me défends mal contre ces nécessités du deuil que je trouvais ridicules tant qu'il ne s'agissait que des autres. Un père qu'on voit rarement, auquel on pense rarement, c'est encore quelque chose au-dessus de soi; et c'est doux de sentir quelqu'un qui est plus haut, qui peut être un protecteur s'il le faut, qui nous est supérieur par l'âge, la raison, la responsabilité.
Lui mort, il me semble que je serai comme un chef désigné: je pourrai faire ce que je voudrai. Plus personne n'aura le droit de me juger sévèrement. Un tout petit enfant serait triste s'il savait que personne ne le grondera jamais.
Je commençais seulement à l'aimer. J'en parlais l'autre matin à Jules Lemaître avec une légèreté littéraire coupable. Comme je rêverai à lui! 
Petites et fréquentes envies de pleurer. On pleure ainsi parce qu'on a dans la mémoire les larmes universelles que la mort a fait répandre.

lundi 16 avril 2012

Journal du 16 avril 1908

- J'ai une envie de partir, par ce soleil, d'aller n'importe où, tiens, à Barfleur. Demain matin, je file. Fais-moi mon baluchon, hein? dis! Marinette, fais-moi mon baluchon.
- Si tu veux.
- Comme tu dis ça!
- Oh! je sais que tu ne partiras pas.
- Raison de plus! Tu ne risquais rien à dire mieux: "Si tu veux."
Oh! la mauvaise humeur qui cristallise! Penser à être de mauvaise humeur, c'est la créer. Ce doit être avec ce fluide-là que les derviches font, à vue d'oeil, pousser les fleurs.

dimanche 15 avril 2012

Journal du 15 avril 1891

Le critique, c'est un botaniste. Moi, je suis un jardinier.

Le Journal vu par Sacha Guitry 5/5

Donc, il reste encore à faire un livre avec ce livre. Et je suis convaincu que l'on pourrait, en une prochaine édition, établir certaines différences typographiques entre les réflexions personnelles de Renard et celles qu'il notait pour les avoir imaginées ou entendues.
Il se crée, dans l'esprit du lecteur non averti, de perpétuelles confusions qui sont détestables. Il attribue à Renard des observations dont celui-ci n'avait pris note que parce qu'il les trouvait risibles. Certains éclaircissements sont nécessaires, et ce que Renard n'eût point manqué de faire s'il avait publié lui-même son Journal, un ami très intime à lui - je ne vois que Tristan Bernard - pourrait en être chargé. Mais, tel quel, nous nous trouvons en présence d'un livre exceptionnel.
À ma connaissance, il n'en existe pas qui lui soit comparable - ni les Confessions de Jean-Jacques, ni les Cahiers intimes de Balzac, ni les Choses vues de Victor Hugo, ni les Aveux de Baudelaire, ni les Mémoires de celui-ci, ni les Souvenirs de celui-là. C'est autre chose que tout cela. Ça ne remplace rien, ça ne prend la place de personne - mais ça remet bien des personnes, bien des choses à leur place et ça trouve sa place inoccupée encore, et parmi les plus grands. On pouvait s'en passer, puisqu'on s'en passait bien - on ne pourra plus s'en passer maintenant.
(Sacha Guitry, Les Nouvelles littéraires, 26 octobre 1935)

samedi 14 avril 2012

Journal du 14 avril 1904

Rentré à Paris. Si un esprit volait, il volerait comme le pigeon.

Le Journal vu par Sacha Guitry 4/5

Telle réflexion de lui vous paraît à caution?  Et à lui, donc! Quelques pages plus loin, il dira le contraire, allez, n'ayez pas peur. Vous ne le prendrez pas en faute. Mais pourtant soyons justes: je dois convenir qu'il faut peut-être avoir connu Renard pour apprécier pleinement les beautés de son œuvre, et même pour saisir le sens exact de ces répliques hâtivement transcrites, de ces réflexions brièvement notées. 
J'en ai fait vingt fois, cent fois l'expérience. Je ne cesse de lire à mes amis certaines de ces pages plus particulièrement aimées - et lorsque je m'applique à imiter, non pas la voix de Jules Renard, qui n'avait rien de singulier, mais son ton, sa manière, l'effet produit sur ceux qui m'écoutent est mille fois plus vif et beaucoup plus profond. Car il est essentiel de ne pas oublier que Renard, avant tout - ou plutôt, après tout - était un humoriste.
Oui, oh! mais attention - n'allez pas mal prendre ce mot. Entendez-le comme il l'entend. Voici ce qu'il en dit, peu de jours avant de mourir: 
Humour: pudeur, jeu d'esprit. C'est la propreté morale et quotidienne de l'esprit.  Je me fais une haute idée morale et littéraire de l'humour. L'imagination égare. La sensibilité affadit. L'humour, c'est, en somme, la raison. L'homme régularisé.
Suite demain.
(Sacha Guitry, Les Nouvelles littéraires, 26 octobre 1935).

vendredi 13 avril 2012

Journal, un jour d'avril 1905

Ne baise jamais la main d'une femme, de peur d'avaler la bague.

Le Journal vu par Sacha Guitry 3/5

Un autre s'écrie que dans ce livre on trouve "du bon et du très mauvais". Pourquoi du bon et du très mauvais? Pourquoi pour lui le bon n'est-il que bon, quand le mauvais est très mauvais?
Ah! Que Vauvenargues avait raison...
Non, ce n'est pas du bon et du mauvais qu'on trouve dans ce livre. Et ce n'est pas cela qu'il faut dire quand on veut être juste. Ce n'est même pas suffisant de dire qu'on y trouve de tout. En vérité, on y trouve tout. Tout ce que le cœur d'un homme peut contenir de grandeur et de bassesse, de haine et d'amour. C'est l'aveu constant, renouvelé de l'incertitude. C'est la contradiction du cœur et de l'esprit. C'est le reflet d'une âme en peine. C'est le témoignage d'une scrupuleuse honnêteté littéraire, c'est un ardent désir de dire la vérité au jour le jour.
C'est le cœur mis à nu d'un humoriste-né, c'est une déclaration d'amour à la nature et qu'il fait à mots couverts. Cruel, il l'est souvent - injuste, il l'est parfois - mais il en est toujours le premier informé. C'est l'homme qui a décidé de dire ce qu'il pensait, il peut lui arriver de regretter de penser ce qu'il pense, mais il ne peut le garder pour soi -surtout si c'est cruel, ou bien si c'est injuste, et c'est pour sa punition qu'il le note. Et comme il sait qu'il est sensible et qu'il est bon, il doit se dire, en le notant: "Ils verront ainsi les pensées abominables qu'un brave homme peut avoir - et ils se reconnaîtront!"
Suite demain.
(Sacha Guitry, Les Nouvelles littéraires, 26 octobre 1935)

jeudi 12 avril 2012

Journal du 12 avril 1892

Le document. Zola, pour écrire la Terre, prenant une voiture à l'heure, et se faisant promener dans la Beauce.

Le journal vu par Sacha Guitry 2/5

Chez Renard, comment voulez-vous trouver le défaut de la cuirasse - c'est un homme tout nu! Ceux qui l'ont critiqué, que lui reprochent-ils?
Ce qu'ils reprochent d'ordinaire aux autres: de n'être pas différents de ce qu'ils sont!  non, ils ne veulent pas que Jules Renard soit comme il est. Ils ne le voient pas comme ça! Malgré toutes les erreurs commises depuis que des hommes se sont arrogés le droit - le droit - encore, passons - mais le pouvoir de juger infailliblement les œuvres des artistes, les critiques continuent à ne jamais se satisfaire de nos travaux. Ils nous refont nos pièces ou nos livres et ils nous supplient de leur "donner" bientôt l’œuvre parfaite qu'ils attendent de nous, et qui durera!  Car non seulement ils savent ce que c'est qu'une œuvre parfaite, mais ils peuvent en outre vous décerner pour elle un brevet de longue vie.
Pourquoi ne l'ont-ils pas décerner à Stendhal quand il se posait l'angoissante question, en ces termes d'une émouvante actualité: "J'ai pris un billet à une loterie dont le gros lot se réduit à ceci: "être lu en 1935!" C'est l'année ou jamais d'aller déposer quelques fleurs sur sa tombe en lui disant qu'il a gagné le gros lot. L'un d'eux déclare que: "La réputation de Jules Renard fut essentiellement une réputation de chapelle." De combien de grands hommes ne l'a-t-on pas dit!
Suite demain.
(Sacha Guitry, Les Nouvelles littéraires, 26 octobre 1935).

mercredi 11 avril 2012

Journal, un jour d'avril 1905

La Gloriette. Voyage du 7 au 11 avril.
La nature est plutôt vert-de-gris que verte. Les feuilles  des marronniers se défrisent.
Le vert tendre, et trop clair, des blés clairsemés, le vert foncé des luzernes, et les fleurs pâles des prunelliers.
Des violettes, des pensées. La terre pense: elle a des idées de toutes les couleurs.

Le Journal vu par Sacha Guitry 1/5

Enfin! Le Journal de Renard vient de paraître en librairie. Oui, j'entends bien - et l'édition de François Bernouard, naguère, nous l'avait révélé. Mais c'était une édition de luxe, dispendieuse, et d'ailleurs introuvable. Oui, le Journal était imprimé: il s'agissait de le faire paraître.
Que la NRF soit bénie! Le voilà donc ce gros volume compact de 861 pages sans marges que j'attendais, que j'espérais depuis dix ans!
On va enfin pouvoir l'offrir à ceux qu'on aime - et le faire parvenir de force à ceux qu'on n'aime pas. 
Personne n'aura plus d'excuse à présent. Il va falloir le lire - et il va falloir en parler.
On ne dira jamais assez combien ce livre est admirable.
On ne dira jamais assez combien cette "conspiration du silence" ourdie contre lui est un véritable crime.
J'ai lu les cinq ou six articles qui lui ont été parcimonieusement consacrés dans la presse. Léon Daudet, très bien, naturellement. Souday, pas mal. Maurois, parfait. Mais certains autres: pitoyables, mesquins -pions!
Ah! que Vauvenargues avait raison quand il écrivait que c'est une grande preuve de médiocrité que d'admirer modérément.
Et tous ceux qui auraient dû en parler, qui devraient en parler souvent, pourquoi se taisent-ils? La crainte de se tromper? J'ose à peine l'espérer. 
Et ce qui doit les paralyser, c'est que le Journal de Renard est un chef-d’œuvre évident, et que, de ce fait - de ce fait si rare! - il échappe à la critique.  Ça ne se critique pas un chef d’œuvre. Ça ne se discute pas. C'est à prendre ou à laisser. Alors, ils le laissent parce qu'ils ne savent pas par quel bout le prendre.
Suite demain.
(Sacha Guitry, Les Nouvelles littéraires, 26 octobre 1935).

mardi 10 avril 2012

Journal du 10 avril 1901

- Ça me fait une belle jambe!
- Madame, vous n'aviez pas besoin de ça.

Poil de Carotte

Il s'appelle Poil de Carotte au point que la famille hésite avant de retrouver son vrai nom de baptême.
"Pourquoi l'appelez-vous Poil de Carotte? À cause de ses cheveux jaunes?
- Son âme est encore plus jaune", dit Mme Lepic.

lundi 9 avril 2012

Journal du 9 avril 1897

Dans le bois, les sapins font bande à part, comme des prêtres.

Noisettes creuses

J'essaie de fuir la vie et ses tracas, de me réfugier comme on dit, dans le rêve, et j'ai rêvé toute la nuit que je n'étais pas fichu de trouver mon chapeau.
(Jules Renard, Le vigneron dans sa vigne.)

dimanche 8 avril 2012

Journal du 8 avril 1905

La Gloriette. Voyage du 7 au 11 avril.
La nature est plutôt vert-de-gris que verte. Les feuilles des marronniers se défrisent.
Le vert tendre, et trop clair, des blés clairsemés, le vert foncé des luzernes, et les fleurs pâles des prunelliers.
Des violettes, des pensées. La terre pense: elle a des idées de toutes les couleurs.

Jules Renard est un Paul Léautaud bien tempéré

Plus heureux que Paul Léautaud, le produit d'entretiens bien connu, il (Jules Renard) échappait pour jamais à cette chaîne nationale qui est l'instrument hebdomadaire de la montreuse d'ours. (Paul Léautaud avait accédé à une certaine notoriété en 1950 grâce à une série d'entretiens radiophoniques recueillis par Robert Mallet). 
Georges Docquois disait de Jules Renard: "Ce que vous faites, ce sont des feuilles qui tombent des arbres. Les gens qui ne comprennent rien se demandent où est l'arbre..." [...] Jules Renard laissait devant lui cinquante-trois cahiers, bourrés de quelques milliers de notations, souvent réduites à de simples indications, qu'on baptisa Journal, sans trop savoir pourquoi. Pourquoi Journal, parce que le pain, ici,  est émietté au jour le jour depuis 1887 jusqu'en 1910, deux mois avant la fin. Mais les dates n'ont aucune importance. Jules Renard n'est pas un cantonnier des lettres. Il ne travaille pas à la borne. S'il ramasse les anecdotes, et surtout les mots dont l'époque est friande, il ne les met pas en tas. L'importance est ailleurs, dans ces amorces de sentiers aperçues entre chaque ligne, dans ces croquis fulgurants de l'homme et de la femme, des bêtes et des choses, dans cette intimité qui débouche tout droit sur l'univers. Un livre qui n'en finit pas. [...]
Cette alliance du talent et de l'humilité donne son juste ton au Journal. Plus subtil qu'une chronique, moins profond qu'un livre de raison, c'est un ouvrage de mesure où le commun du monde peut se sentir chez soi.
(Antoine Blondin, Rivarol, 22 novembre 1951, et Mes petits papiers, La Table ronde, 2006).

samedi 7 avril 2012

Journal du 7 avril 1909

Le fricot de Ragotte. Dans une casserole en terre cuite, deux ou trois morceaux de lard qu'on laisse fondre et qu'on retire  (il ne faut pas les laisser trop longtemps:  le lard,  étant vieux, surtout quand on ne tue qu' un cochon par an, donnerait le goût de rance), puis on mince  de l'oignon, de l'ail, de l'échalote, des carottes,  des pommes de terre, on verse dessus une potée d'eau, on jette une poignée de sel, on met le couvercle, et en voilà pour jusqu'à midi.
Les carottes ne cuisent pas aussi vite que les pommes de terre. Elles sont encore dures quand on sort le fricot sur la table.

Paysannes, suite

Seule, d'ailleurs, la paysanne qui abomine l'honorable président du Conseil, s'occupe de politique au village et tourmente son mari.
De pauvres ménages, habitués à une misère commune, n'ont de scènes que la veille des élections.
"Tu vas voter pour un homme sans Dieu, toi, hébété!"
Le mari cède ou fait semblant de céder et cache, la nuit, sous l'oreiller, son bulletin de vote que sa femme déchirerait.
Le dimanche, à la messe, tandis que que M. le curé tonne, la paysanne prie, baise avec ferveur son chapelet, et quoique l'orage l'affole, elle demande au ciel une chute de foudre sur nos têtes.
(Jules Renard, L’Humanité, 28 mai 1904, texte repris dans les Bucoliques).

vendredi 6 avril 2012

Journal du 6 avril 1892

La formule nouvelle du roman, c'est de ne pas faire de roman.

Paysannes

Ce n'est pas encore demain que la République aura pour elle toutes les paysannes.
Le paysan sort, va aux foires, cause un peu. La paysanne reste à la maison où rien de nouveau ne pénètre, et l'homme, rentré chez lui, ne raconte guère ce qu'il sait. La paysanne garde ses vieilles idées presque inusables. Elle n'oserait plus dire que le républicain assassine ou incendie, mais elle le croit coupable du reste.
(Jules Renard, l'Humanité, 28 mai 1904, repris dans les Bucoliques).

jeudi 5 avril 2012

Journal, encore un autre jour d'avril 1898

- Un jour, une femme m'a fait une déclaration, et je me suis endormi.
- Oh!
- Dans ses bras.

L'influence des lettres scandinaves

Réponse à une enquête sur l'influence des lettres scandinaves.
Comme je n'aime, au fond que la littérature française, je m'imagine que les autres ne peuvent servir qu'à sa gloire.
Amenez-nous donc des Russes, et des Scandinaves, et des Espagnols. amenez tous les barbares. Notre homme de génie les écoute, attentif ou résigné, et demain, avec ce qu'ils ont de mieux, il fera quelque chose d'original et de parfait.

mercredi 4 avril 2012

Journal, un autre jour d'avril 1898

Le flottage à bûches perdues. Elles arrivent de Château-Chinon et vont à Clamecy. On les jette à Château-Chinon le matin. elles arrivent à Chitry vers quatre heures, selon la force du courant, à Clamecy, vers dix heures du soir. Assis au moulin, Bouliche, armé de son croc, les attend et les surveille. Il les surveille jusqu'à Marigny. Il ne faut pas qu'elles s'arrêtent à quelque fond où la rivière manquerait d'eau; elles feraient obstruction, le flot de bois serait immobilisé, et la rivière, débordant, entraînerait les bûches dans les prés. L'eau reviendrait peut-être, pas les bûches.  
Quand Bouliche voit que quelques-unes se prennent au milieu de la rivière, il quitte ses sabots, relève sa culotte, entre dans l'eau et, avec son croc, les déprend. Sur le bord de la rivière, nous suivons le flot. Parfois, deux bûches sonnent, comme quelqu'un qui marche avec des sabots. En voici une, lourde, imbibée comme une éponge, qui s'en va lentement, levant à fleur d'eau un nez d'hippopotame. Ce n'est pas près qu'elle arrive à Clamecy! Ce doit être une bûche de l'année dernière. elle a passé l'hiver au fond de la rivière; elle est remontée aujourd'hui seulement, saoule d'eau.

mardi 3 avril 2012

Journal, un jour d'avril 1898

Sur le pont, regarder le flottage des bûches qui se poursuivent et s'entrechoquent, et paraissent vraiment animées. C'est une foule de bêtes  vivantes et bizarres de simplicité: ni tête ni membres. elles culbutent au bas du moulin, et descendent, d'une allure rapide, aussi loin que va la rivière, qui n'a plus l'air de couler. Les bûches ruisselantes glissent, marchent ou bondissent sur elle. Quelques-unes, lasses, se séparent du troupeau et se retirent dans un coin d'eau dormante où elles s'immobilisent peu à peu. D'autres se noient. Et les poissons, que cette invasion effare, se collent contre les bords, sous l'épervier.

lundi 2 avril 2012

Journal du 2 avril 1894

Il est vrai que  nous ne lisons pas assez Lycurgue.

La Plume

Réponse à la question: "quel est selon vous, celui qui, dans la gloire ainsi que dans le respect des jeunes, va remplacer Leconte de Lisle? " posée par Georges Docquois.
Jules Renard: « Je ne fréquente pas chez les grands poètes. Peu m'importe qu'ils soient morts ou vivants. Si, "dans mon respect", Leconte de Lisle avait eu la première place, il la garderait. Mais elle était prise par Victor Hugo, qui l'occupe pour ma vie. Je regrette, et prie les divers candidats de vouloir bien m'excuser.
D'ailleurs, avec votre système de succession forcée, ne risquez-vous point, aux époques de sécheresse, d'appeler "cher maître" quelque vague monsieur? 
Pour moi, sûr du Dieu que j'ai choisi, je ne le changerai plus: j'ouvre en tremblant ses livres et je me signe, comme quand il éclaire et qu'il va tonner.»
(La Plume, 15 octobre 1894)

dimanche 1 avril 2012

Journal du 1 avril 1904

Un village comme Chaumot ou Chitry, c'est la meilleure preuve que l'univers n'a pas de sens.

Paris, 1 avril 2012

La stupeur et l'émerveillement régnaient hier chez un éditeur parisien. Vers 16 heures dans l'après-midi, un coursier livra un colis assez volumineux. Une fois ouvert, on en sorti plusieurs cahiers manuscrits. Soumis au directeur littéraire et après vérifications, il s'avéra  qu'il s'agissait du manuscrit intégral du Journal de Jules Renard. Ce manuscrit que l'on croyait brûlé, d'un intérêt considérable, va enfin pouvoir être livré au public dans sa version intégrale. On ignore l'origine de cette découverte.

Journal de Jules Renard

Délectable le Journal de Jules Renard. Mais un tel journal aussi substantiel et essentiel n'est-il pas le soulagement du paresseux? Une page du journal par jour et l'on est moins tourmenté par l'inaction [...]. Quel enfantin souci de notoriété, tout de même, chez Renard.
(Charles Vidrac, Pages du Journal, déc. 1927, cité par Pierre Chalmain, Dictionnaire des injures littéraires, Le Livre de poche, mars 2012).