mardi 28 février 2012

Journal du 28 février 1898

Je déteste l'émotion: c'est trop long, beaucoup plus long que la joie et le rire.

Jules Renard pastiché

M. Southon, inspecteur de l'enseignement primaire à Montmorillon, suggéra de créer, en 1925, dans un bulletin mensuel de l'école de Chauvigny, une rubrique À la manière de...ouverte aux élèves. Une enfant de quatorze ans y donna un pastiche de Jules Renard où elle décrit, à peu près comme aurait pu le faire l'auteur des Histoires naturelles, le lapin:

"... Il me regarde avec ses yeux rouges, allongés comme des noyaux de dattes.
"Son nez? Où est-il? Je ne voie qu'un peu de noir. Il a dû recevoir un coup de poing en matchant. c'est une pelote à épingles de velours blanc, tachée de suie.
"Une oreille noire se dresse, tandis que l'autre, fatiguée sans doute, pend sur sa joue.
"Son bout de queue, qu'on a oublié d'allonger, ressemble à un peloton de laine. ses pattes courtes disparaissent sous un gros ventre.
"De temps en temps, il s'arrête de manger et me regarde."
(Cité par Léon Deffoux, le Pastiche littéraire, Librairie Delagrave, 1932, p. 185).

lundi 27 février 2012

Journal du 27 février 1902

Burgraves. Soirée du Centenaire. Plutôt terne. On n'aime pas Victor Hugo comme il faudrait, d'un amour filial. Au début, dans ma baignoire, j'ai envie de pleurer, mais ce public me glace.
Il y a là des gens qui feignent d'écouter, qui font chut! quand ils entendent un bruit de vestiaire, et qui n'ont pas applaudi une seule fois.
Il y a le bilieux Coppée - celui-là n'aura pas son centenaire -, et qui se défile avant la fin des actes.
Bernard plaisante et pose sa grosse bouche sur mon oreille, en signe d'émotion: puis il fait un bruit de bœ uf  en mangeant des bonbons.
Georges Hugo vient me serrer la main, l'air d'un cercleux  fatigué, vidé: ça passe pour de l'émotion.  je lui fait compliment de son article à l'Illustration. Il est flatté. comme j'ai déjà passé à Victor Hugo, il me remercie encore pour son article de l'Illustration.
Segond-Weber est si belle quand elle dit: Ce siècle avait deux ans...que mon cœ ur se rompt.
Mirbeau blague. Je sais bien qu'il y a de quoi, mon Dieu! Ce buste, ces palmes, ce tambour, cette cuirasse, ce plumet rouge...
- Mais, lui dis-je, il ne s'agit pas de ça: Victor Hugo est le plus grand lyrique du monde. 
- Ils ont eu ça en Allemagne, dit-il: Goethe et tous les poètes qui ont précédé Goethe.
Quels poètes?
Guitry. Je sens que lui non plus n'aime pas tout ça. C'est un éteignoir d'enthousiasmes sots. Je veux bien, mais gardons Victor Hugo. Dans sa baignoire il fait jouer sa petite lampe de poche.
Mendès. Oh! celui-là croit l'admirer mieux que les autres, mais mon admiration vaut la sienne. En tout cas, c'est à Victor Hugo, immortel, et qui lit dans les cœ urs, de choisir.
Et, ce matin, la Vie parisienne se moque de moi parce que j'ai dit qu'à Victor Hugo, je ne pourrais adresser qu'une prière. Ça me fait plaisir. 

dimanche 26 février 2012

Journal du 26 février 1909

Paris éclairé en plein jour par un temps de neige.

Au Jardin d'acclimatation

Chaque dimanche, à deux heures, au jardin d'acclimatation, grande matinée populaire par toute la troupe des singes.
(Jules Renard, Le Canard sauvage, n°2, 28 mai 1903.)

samedi 25 février 2012

Journal du 25 février 1895

A la Nouvelle Revue où l'on nous paye dix francs nos fantaisies, Tristan Bernard, vexé, signe sur les reçus avec un b.

Chitry-les-Mines

Les autos le traversent à toute vitesse: il n'y a rien pour les touristes à y voir, ni vieille église ni ruines. A  l'est, ce sont les montagnes du Morvan. A l'ouest, les collines du Nivernais. Rien n'y est heurté, accidenté, extraordinaire. Il faut longtemps regarder ces paysages moyens pour les trouver beaux. De petits bois où il n'y a pas de danger que l'on se perde, une plaine toujours en toilette avec son ruban de route départementale, des maisons groupées autour d'une église quelconque. Près de l'église qu'entoure une petite place, il y a la mairie, une épicerie où l'on vend le Petit Parisien et son supplément. Des ruelles en pente, bordées de vieilles maisons, dont quelques unes ont encore des toits de chaume, dévalent vers l'Yonne. Des jardins sont presque à fleur d'eau. Des layeuses s'abritent sous l'arche d'un pont qui aide à traverser la rivière.
Henri Bachelin, cité par Maurice Le Blond, L'Echo de Clamecy, 5 octobre 1913.

vendredi 24 février 2012

Journal du 24 février 1895

- Oh! Vos pages courtes ont un succès!... dit Mme Adam, avec l'air d'ajouter: "Oui, mais ce n'est tout de même pas ça qui va nous rendre l'Alsace et la Lorraine!"

Les bains de mer vus par Jules Renard 3/3

Jules Renard commente un dessin de Félix Vallotton représentant une scène de bain de mer observée depuis la plage par une foule de philosophes drapés dans leur peignoir, suite:
- Et voilà les philosophes cyniques. D'un geste grave, ils ont, pour la décence, relevé, passé sur leur poitrine et jeté derrière l'épaule, le pan d'une couverture grossière. Ils ne portent point de chaussures. Est-ce inadvertance d'artiste? Certain savetier reprit Apelle pour avoir omis l'un des oeillets d'une courroie de sandale. Pline cite une statue qui avait une semelle sans attaches. Il se peut que le hardi Vallotos ait supprimé les chaussures.
Mais plutôt, les cyniques s'exercent à marcher pieds nus. Leurs doigts semblent d'informes racines. De leur méprisable chevelure, il ne reste que quelques boucles étirées. ils comparent à la mer la mer intérieure des passions humaines, et mesurent l'éternité avec les grains de sable de la mer.
(Jules Renard , Nib, supplément à la Revue Blanche, n°2, 15 février 1895)

jeudi 23 février 2012

Journal du 23 février 1891

George Sand, la vache bretonne de la littérature.

Hier 22 février

Jour anniversaire de la naissance de Pierre Jules Renard.

Les bains de mer vus par Jules Renard 2/3

Jules Renard commente un dessin de Félix Vallotton représentant une scène de bain de mer observée depuis la plage par une foule de philosophes drapés dans leur peignoir, suite:

- La mer me fait mal aux yeux, je ne peux pas regarder la mer. Dans mon voyage de noces, j'ai vu toute la côte d'azur en tournant le dos à la mer.

- Pour moi, c'est réglé: chaque fois, le spectacle grandiose de la mer "m'avance" de huit jours.

- Au coin, à gauche, un écumeur de mer sort de la mer, tandis qu'un prêtre y court laver son âme.

- Cette femme accroupie veut elle-même oindre son enfant d'huile et le frotter de galets pour qu'il sorte vainqueur de la lutte dans le palestre.

Suite demain vendredi. (Nib, supplément à la Revue Blanche, n°2, 15 février 1895)

mercredi 22 février 2012

Journal du 22 février 1894

Je peux dire que, grâce à Poil de Carotte, j'aurai doublé ma vie.

Les bains de mer vus par Jules Renard 1/3

Jules Renard commente un dessin de Félix Vallotton représentant une scène de bain de mer observée depuis la plage par une foule de philosophes drapés dans leur peignoir:

- J'ai peur.
- Allez donc, ma petite dame, ce n'est pas la mer à boire.

- Je fais la planche.
- Comme une planche, chère belle, et rien de vous ne dépasse le niveau de la mer. 

- Elle rit tellement, qu'elle laisse tomber une goutte d'eau dans la mer.

- Le bel anneau de corail sur la mer!
- C'est ma bouche, monsieur, ôtez votre doigt.

- Que j'aime me sécher au soleil!
- Prenez garde, on trouvera un dépôt de sel dans vos salières.
Suite demain jeudi.  (Nib, supplément à la Revue Blanche, n°2, 15 février 1895)

mardi 21 février 2012

Journal du 21 février 1890

Ah! Tant pis pour moi! La musique m'embête. La peinture, j'en ignore, et une sculpture me ravit autant qu'une figure de cire chez un coiffeur. Encore celle-ci est-elle animée; elle semble vivre. Elle tourne lentement sur une vis, et elle soulève et abaisse, comme un président de Cour, son faux toupet avec une régularité opiniâtre.
C'est qu'il vous manque un sens, me dira-t-on. La psychologie m'avait déjà dit que je n'en ai que cinq. Un sens de plus, un de moins, qu'importe, pourvu qu'il me reste le bon!

Jules Renard vu par Gustave Guiches 3/3

Il est chasseur. Il chasse le perdreau et le lièvre. Mais, surtout, il est chasseur d'images. L'image! Voilà son vrai gibier, le seul qui le passionne.
Un poète à qui il se plaignait de ne pouvoir dépeindre, en deux mots, le gigotement de la sauterelle pincée au bout des doigts et se mutilant par le saut qui la rend libre, lui ayant suggéré: "Une cuisse", il fut si frappé de l'image qu'ayant invité à déjeuner son inspirateur, il lui dit en le servant: "Cuisse pour cuisse, acceptez celle-ci."
C'était, accompagnant l'aile, la cuisse d'un perdreau.
Son talent est un cristal tombé sur un labour, et qui reflète la campagne, le village, les petites gens. Si on y regarde de près, attentivement, on y découvre des passions grises, des réjouissances mornes, des souffrances farouches, des cœ urs qui battent comme des pendules marquant les heures du  réveil, de la soupe, du travail, de l'amour, du sommeil et de la mort. Et tant de force comique et poignante s'en dégage qu'on se sent identifié, soi-même, à ces existences de cloportes, se traînant de la cheminée à la table et de la table au lit, à travers les odeurs des fruits qui moisissent, de l'humidité qui suinte et de l'ennui qui pourrit. Il a déjà, écrit au moins un livre impérissable et il est de ceux à qui une seule page suffirait pour devenir, à tout jamais, glorieux.
(Gustave Guiches, Le banquet, 1926)

lundi 20 février 2012

Journal du 20 février 1893

Il faut, pour soutenir une conversation en société, savoir une foule de choses inutiles. Il faut se tenir au courant. Je ne sais pas courir. Reste donc chez toi.

Jules Renard vu par Gustave Guiches 2/3

Dans son village, il est le parisien. À Paris, il est le villageois. Il n'est pas paysan. Il est municipal. Il a des vanités de fête patronale, des ambitions locales, et des étonnements naïfs, presque superstitieux. Il ne se cache pas de vouloir être maire, se déclare beau danseur au point de pouvoir valser dans le rond d'une assiette, et, à déjeuner chez Guitry, ayant évalué à cinq francs la boîte de havanes qu'on lui présente, et Capus ayant relevé: "Cinq francs, pièce!", il regarde, avec stupeur le cigare choisi, et, tout à coup, le couche à côté des autres, comme si ce cigare de cent sous lui brûlait les doigts;
Renard n'aime pas qu'on le blague. - "Je voudrais, déclare-t-il, serrer à ce point ma phrase que le papier se recroquevillât sous ma plume". Comme à cette déclaration d'amour pour le laconisme, je réponds: "On vous appellera le "père laconique!" il riposte, avec un sourire prometteur: "Je vous revaudrai ça!"
Mais s'il n'aime pas qu'on le blague, il n'en blague pas moins, à l'occasion, même férocement, et au jeune fils d'un écrivain connu pour sa méchanceté, tandis que ce garçon lui montre, avec fierté, un fort paquet, en lui disant: "Je vais jeter à la boîte, la correspondance de mon père", il lui demande:
"Ses lettres anonymes?..."
Suite et fin, demain mardi.
(Gustave Guiches, Le banquet, 1926).

dimanche 19 février 2012

Journal du 19 février 1890

Une femme hautaine et majestueuse dans l'exercice de sa vertu.

Jules Renard vu par Gustave Guiches 1/3

Jules Renard, lui, arrive à la minute précise du rendez-vous qui lui a été fixé, en s'excusant: 
"Je vous demande pardon, mais j'ai gardé, de ma province, le ridicule d'être exact."
C'est Poil-de-Carotte lui-même, grandi en dépit des rebuffades, devenu un robuste gars qui ne craint plus personne mais qui, pourtant, se souvient et en qui l'on revoit le petit garçon faisant le geste du coude pour parer la calotte. C'est un intégral rouquin doré sur toutes tranches, roux de cheveux, roux de barbe courte et retroussée, au menton, en pointe de sabot. Il a un visage bousculé, un front qui avance, des yeux qui reculent, méfiants et railleurs, la bouche d'un qui pince avec sourire et la mâchoire inférieure, révoltée, qui se cabre.
On l'a sevré au jus de citron, ou bien, quand il tétait, une goutte de fiel est tombée dans son lait. La bouche s'en souvient. Encore, dans la barbe, elle en rit jaune et fait pouah. Est-ce un mécontent? Un jaloux? Un envieux? Surtout un sensitif. Une sensibilité sauvage l'a littéralement écorché, faisant, de son épiderme, une muqueuse à vif. Elle rougit, jaunit, tremblote, se crispe. Pourquoi? Un confrère, croit-il, l'a regardé de travers. Il a reçu dans la sienne, une main molle qu'il juge méprisante, ou un imbécile lui a fait un compliment maladroit.
Suite demain lundi.
(Gustave Guiches, Le banquet, 1926).

samedi 18 février 2012

Journal du 18 février 1893

Je ne tiens pas tant que ça au bonheur.

Jules Renard vu par Pierre Veber 2/2

Jules Renard
Un gros champignon poussa ce matin au fond de la plaine, sur le bord du ruisseau que jalonnent les goupillons des saules.
C'est un pêcheur à la ligne. Coiffé d'une ombrelle de paille, il s'est assis, dès l'aube, dos tourné à la plaine, et, penché sur l'eau où flageolent les reflets des hêtres, attentivement, il pêche ces reflets.
Vers patron-minette, sont arrivés des moissonneurs pour couper l'herbe sous les pieds des épis. Après eux, des vaches, égrenant le choc clair de leurs clarines,traînent à la remorque leurs pâtres. 
Midi; des troupes défilèrent. Puis des sages, marchant à pas comptés, ont, avec leurs cannes, tracé des figures dans le sable de la route.
Peu avant l'Angélus, le soleil a lancé jusqu'au bout de l'horizon l'ombre unique des couples. Et tant d'autres chantant sa complainte chacunière.
À regret, la nuit. Le pêcheur ne bouge pas, épie toujours les faucheux qui patinent sur l'eau. Il ne prend rien et ne se lasse pas de ne rien prendre. Soit, cet homme est un sot, il importe que je lui fasse remarquer: "Champignon insolite, champignon mesquin, vous avez perdu votre journée: tandis que vous tachiez à saisir quelques goujons, vous renonciez au diorama de cette plaine, à la pantomime du Passant en 36 tableaux: couples, pâtres, troupes et sages paisibles. Pauvre sot, que ne vous retourniez-vous?"
L'homme ne daigne point relever le tête:
"Tout cela dit-il, et bien des choses qui vous ont échappé, je le guettai dans ce miroir où, solitaire, je pêche des reflets.
Mais chut! Ça mord...Voici la lune qui rôde autour de l'hameçon.
Pierre Veber (Mercure de France, février 1894).

vendredi 17 février 2012

Journal du 17 février 1898

L’œ il des femmes qui écoutent des vers. Quel dommage que l'oreille n'ait pas une expression! L'on verrait de jolies petites oreilles de femmes ressembler à des oreilles de veaux. Et elles écoutent! Elles écoutent comme si, toutes, elles s'appelaient Thérèse. Avec quelques ronrons et quelques rimes, on pourrait leur faire avaler l'annuaire du Bureau des longitudes.

Bonne nouvelle sur Paul Léautaud

Lu dans le Figaro littéraire d'hier:
Inédit  On l'attendait depuis des décennies: Le Journal particulier - 1935- de Paul Léautaud qui n'avait jamais été publié va enfin paraître.
À ce jour, seule l'année 1933 était disponible. L''écrivain décédé en février 1956, n'avait pas souhaité le dévoiler de son vivant. En particulier à cause d'anecdotes croustillantes - il est beaucoup question de sexe. Marie Dormoy, sa maîtresse, devenue légataire universelle, rencontrée le 13 janvier 1933 dans le hall du Mercure de France, n'avait pas non plus œ uvré à sa publication. On la comprend: elle est souvent citée. "Elle découvrit au sein même de ce Journal des évocations et des descriptions parfois très crues de la liaison qu'elle entretenait avec lui depuis le 4 février 1933", dit-on au Mercure de France qui mettra ce texte en vente le 20 mars. Edith Silve qui détient le manuscrit, a décidé de partager avec les lecteurs les épisodes restés inédits de la relation amoureuse " complexe, forte et fragile à la fois" de Léautaud et de Marie Dormoy. Elle présentera donc et annotera cette édition.
(Mohammed Aïssaoui, Le Figaro littéraire, jeudi 16 février 2012).
Nota: Nous serions particulièrement intéressé que, dans sa préface, Madame Edith Silve nous explique par quel chemin ce manuscrit est parvenu en sa possession et pourquoi elle ne l'a pas publié plus tôt. T.J.

jeudi 16 février 2012

Journal du 16 février 1910

Rêveur comme un chat qui regarde au plafond le rais lumineux d'une lampe.

Marthe Brandès à la Campagne

Elle apparaît blanche sur un fond de feuillage d'automne.
Elle semble la tige de toutes ces feuilles et ses cheveux sont dans les feuilles comme un nid où repose un rêve. 
Voilà le front d'une femme qui pense: je suis aimée.
Les yeux disent: nous sommes bons , mais pas si bêtes!
Elle vient de parler et le dernier mot de cette bouche entr'ouverte ne doit pas être loin. 
Un rayon de soleil, qui jouait sur le nez s'en va; ce rayon-là peut aller se coucher!
À cause de son cœur, un pli du corsage est plus droit que les autres.
Elle est pâle de tenir toutes ses promesses, de femme dans la vie, au théâtre de reine. 
Elle a mis un tablier, ce matin, pour recevoir ceux qu'elle attend, mais comme l'intrus peut venir, la Princesse Georges garde ses mains dans les poches de son tablier de servante.
Jules Renard, Le Canard sauvage, 2 mai 1903.

mercredi 15 février 2012

Journal du 15 février 1902

Rêve. Dans un dortoir. Moi, dans un lit, elle, dans le lit voisin. Je lui dis: "Venez-donc!" Elle vient. Je la serre d'abord contre moi et je la sens sous sa chemise. Puis, j'ose descendre la main, la remonter partout, sur la peau douce, sur les seins durs, et je couvre de baisers son visage. Comme, un instant, je détache ma bouche, je vois, au pied du lit, un pion qui nous regarde, sévère, désolé. Elle se sauve dans son lit. Je me cache sous mes draps. C'est fini. 
Ce matin, je me réveille dans une gratitude légère, frissonnant comme un arbre qui a passé la nuit tout inondé de lune.

À Romain Coolus

Entre, Coolus.
Ce n'est ici qu'ombre et fraicheur. 
À peine quelques gouttes lumineuses tombent, çà et là, du soleil.
Vois ce scarabée sur cette bouse, comme une riche épingle sur une épaisse cravate.
Déplace ces moucherons et marche un instant, la tête dans leur fragile orchestre. 
C'est l'heure où le petit bois, comme une volière peinte, garde prisonniers les oiseaux.
Écoute un  merle qui flûte mieux que toi.
Observe, de loin, ce bouleau. il ne fait que se cacher derrière les chênes, comme un homme en veste claire qui voudrait fuir.
Et toi-même, Ô libre poète! avoue que si le garde-champêtre paraît, tu salueras le premier.
N'aie pas peur. Ce que tu entends, c'est une source invisible qui s'échappe des ronces lilliputiennes et cause toute seule. Il n'y a personne. Le petit bois est à Coolus. Je le lui prête.
Je te prête ses délices.
Je te prête son étroit chemin que tu ne peux suivre que d'un pied, et je te prête, comme des serviteurs, ses arbres élégants qui, pour te protéger, se passent l'un à l'autre une ombrelle de feuilles. 
Mais si tu veux goûter, comme il faut, le charme du petit bois va de temps en temps jusqu'à la lisière, ouvre les branches et regarde là-bas, ces prés sans herbe, cette route aveuglante et ce clocher pointu qui fond au ciel.
Tout brûle dehors, Coolus, Ferme vite les branches.
Jules Renard, L'Image, n°3, février 1897.

mardi 14 février 2012

Journal du 14 février 1906

La sagesse du paysan, c'est de l'ignorance qui n'ose pas s'exprimer.

Madame Lepic

Madame Lepic, - Quoi?
Poil de Carotte, - Rien.
Madame Lepic, - Si. Je t'en prie. Notre livre va-t-il un peu? Quelle mine te fait Flammarion?
Poil de Catotte, - Une mine d'or.
Madame Lepic, - Et la presse, le public, les amis?
Poil de Carotte, - Je ne suis pas mécontent. On trouve ça neuf, drôle, écrit. 
Madame Lepic, - Mon pauvre Poil de Carotte! Qu'est-ce qu'on dira donc quand tu seras mort!
(Nib, supplément à la Revue blanche, n°2, 15 février 1895).

lundi 13 février 2012

Journal du 13 février 1896

Courteline dit:
Il faut battre une femme quand il n'y a pas d'autre moyen de la faire taire. C'est très joli, de dire: "Moi, je prendrais mon chapeau, ma canne, et je m'en, irais!" Mais ça ne se passe pas ainsi. Ça va encore dans la journée. On retrouve des amis au café, on cause, on joue; mais, le soir, où aller? Moi, d'abord, je ne peux pas passer la nuit dans ces hôtels où il n'y a pas de pendules. Je veux savoir l'heure, et je ne dors pas. Et je rentre chez moi, rien que pour savoir l'heure.

dimanche 12 février 2012

Journal du 12 février 1898

Quand je vois une poitrine de femme, je vois double.
Journal.

Divorce

Le divorce serait inutile, si le jour du mariage, au lieu de mettre l'anneau au doigt de sa femme, on le lui passait dans le nez.
Jules Renard, Le Vigneron dans sa vigne.

samedi 11 février 2012

Journal du 11 février 1899

Le chat, c'est la vie des meubles.

Le lézard

I
Fils spontané de la pierre fendue où je  m'appuie, il me grimpe sur l'épaule. Il a cru que je continuais le mur parce que je reste immobile et que j'ai un paletot couleur de muraille. Ça flatte tout de même.
II
LE MUR: Je ne sais pas quel frisson me passe sur le dos.
LE LÉZARD: C'est moi.
Jules Renard, Histoires naturelles

vendredi 10 février 2012

Journal du 10 février 1896

Rostand, je lui souhaite une bonne maladie qui le mène aux portes de la mort et lui fasse rebrousser chemin vers la vie.

Jules Renard vu par André Gide

Je ne crois pas avoir encore eu l'occasion de dire combien j'admire Jules Renard. Je l'admire comme s'il était mort, - tant je suis étonné qu'on écrive si bien aujourd'hui. Je le relis comme un classique. Peu m'importe si, dans le cours du livre, de ci de là je trouve quelques petits morceaux moins bons: La Fontaine a bien écrit aussi de mauvais contes; ils sont même plus fréquents que les bons. L'important c'est que les bons y soient. Honorine, Mademoiselle Olympe, Le Petit Bohémien, et combien d'autres! sont des chefs-d'oeuvres, - ou ce mot n'a pour moi plus de sens... Je crains d'exagérer, relis encore une fois ces pages, et pas plus qu'à ma première lecture, je ne trouve rien à reprendre, rien à vouloir de plus, rien à gratter. Et vive la littérature française.
André Gide, L'Ermitage, n°12, décembre 1901.
Nota: Honorine, Mademoiselle Olympe, Le Petit Bohémien, in le Vigneron dans sa vigne.

jeudi 9 février 2012

Journal du 9 février 1899

Dès qu'on dit à une femme qu'elle est jolie, elle se croit de l'esprit.

Le manuscrit de Poil de Carotte

Samedi prochain, à l'Hôtel des Ventes, ce sera jour de grand émoi pour les bibliophiles et de profonde émotion pour les admirateurs de Jules Renard.
Il y aura, cette année, onze ans que le grand écrivain nous a quittés, à quarante-six ans, en pleine maîtrise, et très peu de temps après avoir publié Ragotte, un de ses chefs-d’œ uvre  les plus purs. [...]
Il a laissé de précieuses reliques, que Mme Jules Renard a conservées le plus longtemps qu'elle a pu.
On y verra aussi des exemplaires tout à fait rares des œ uvres de Jules Renard. Et l'on verra des manuscrits, mais quels manuscrits! celui de l'Écornifleur, de monsieur Vernet, de Ragotte, du Plaisir de rompre, du Pain de ménage, celui de Poil de Carotte! [...]
Voici la description du manuscrit de Poil de Carotte:
"266. RENARD (Jules). Poil de Carotte (Comédie en un acte représentée le 2 mars 1900 au Théâtre Antoine).
MANUSCRIT AUTOGRAPHE de 117 pages. Collationné avec l'imprimé, on y relève plusieurs passages interchangés au cours des scènes I à VI, la scène VII assez différente, et la scène IX  beaucoup plus longue et plus touffue. La dernière scène est ici recommencée plusieurs fois sur des pages supplémentaires, avec quelques variantes. Une de ces copies ainsi qu'un passage de la scène IX sont d'une écriture autre que celle de l'auteur.
En tête du manuscrit, plan de la comédie, établi scène par scène: très intéressant document calligraphié avec soin par Jules Renard.
On  y a ajouté une liasse de notes pour Poil de Carotte contenant 58 pages autographes dont quelques-unes écrites au crayon; elles renferment les études des principales scènes de cette comédie, des retouches nombreuses et minutieuses pour garder les personnages dans le cadre exact de leur rôle, sans une notation, sans un mot inutiles. Ces pages présentent un grand intérêt documentaire, au point de vue de la méthode de travail de Jules Renard.
Ces feuillets, de format in-4, écrits au verso seulement et détachés sont contenus dans un carton toile grise avec attache." 
[...] Tristan Bernard, Comoedia, 9 février 1921.

mercredi 8 février 2012

Buste de Jules Renard - Conseil municipal du 8 février 1942

Extrait du registre 
des délibérations du CONSEIL MUNICIPAL
L'an mil neuf cent quarante-deux, le HUIT FÉVRIER à onze heures, le conseil municipal de la commune de Chitry-les-Mines, étant réuni sous la présidence de M. de Nadaillac, maire,
lecture est donnée du procès-verbal de la précédente séance, qui est mis aux voix et adopté sans observation:
M. le  Maire expose au conseil qu'il a reçu du Ministère de la production industrielle l'ordre de livrer à la fonte le buste de Jules Renard.
Il propose au conseil de prendre un moulage du dit buste, afin de pouvoir reconstituer le monument dans des temps meilleurs.
Le Conseil approuve l'idée de M. le Maire et le charge de trouver un mouleur sur plâtre.
M. le Maire ayant indiqué que la dépense sera de l'ordre de 4.500 francs, le conseil approuve la dépense et décide d'inscrire au budget une somme de quatre mille cinq cents francs.
Ainsi délibéré et signé par les membres présents,
Pour copie conforme, Le Maire. Signé, Nadaillac

Journal du 8 février 1897

Quelle drôle d'idée vous avez, Bernard, de nous faire dîner entre gens d'esprit! Si vous voulez nous mettre en valeur, il faut faire dîner Allais avec des commis voyageurs, vous avec des bourgeois, moi avec des paysans, et V... avec V...

mardi 7 février 2012

Journal du 7 février 1897

Un officier. Parce qu'il a une compagnie de soldats, il s'imagine manier des hommes.

Le bonheur

Si chacun de nous s'appliquait toute sa vie au bonheur de deux personnes, nous serions chacun deux fois plus heureux, c'est-à-dire une fois de trop.
Jules Renard, Le Vigneron dans sa vigne

lundi 6 février 2012

Journal du 6 février 1907

Il y a trois semaines que je l'ai félicité de sa décoration. Ce soir, il m'envoie un télégramme pour me remercier: il a dû apprendre que je suis critique quelque part.

Le chat

Le mien ne mange pas la souris; il n'aime pas ça. Il n'en attrape que pour jouer avec. Quand il a bien joué, il lui fait grâce de la vie, et il va rêver ailleurs, l'innocent, assis dans la boucle de sa queue, la tête bien fermée comme un poing.
Mais, à cause des griffes, la souris est morte.
Jules Renard, Histoires naturelles.

dimanche 5 février 2012

Journal du 5 février 1901

[...] Onze heures du soir. Toujours ces quarante de fièvre, ce petit corps qui brûle, ce foyer intérieur qui dévore une petite âme: un reflet de la flamme s'écarte sur une joue. Sous ses paupières baissées, dort-elle?  Dors-tu? Les paupières se relèvent. elles seules ont la force de répondre.
Et la maman qui est là, elle donnerait sa vie goutte à goutte en souffrant tout entière. Qu'est-ce qu'un cœur d'homme de lettres près du sien.

Le vigneron dans sa vigne.

Êtes-vous comme moi? quand j'ai de petits ennuis avec une personne, je voudrais tout de suite la voir morte.
Jules Renard, Le vigneron dans sa vigne.

samedi 4 février 2012

Journal du 4 février 1891

Oui! Je leur parlais, aux étoiles, en un langage choisi, peut-être en vers, et, les bras croisés, j'attendais leur réponse.

Jules Renard et l'astrologie

Né le : 22 février 1864 à 09h00
à :Châlons-du-Maine (France)
Soleil :3°03' PoissonsAS : 27°21' Bélier
Lune :29°19' LionMC : 12°19' Capricorne
Dominantes : Capricorne, Bélier, Lion
Mars, Saturne, Lune
Maisons 10, 12, 5 / Terre, Feu / Cardinal
Numérologie : chemin de vie 7

vendredi 3 février 2012

Journal du 3 février 1896

Ses yeux dorment comme deux oiseaux.

Jules Renard vu par Romain Coolus

RONDEL
Pour célébrer l'auteur de Sourires pincés et de l'Écornifleur.

Sourire énigmatique, en x
Celui que Jules Renard pince.
Son œil rôde comme un bombyx
Sur la ville et sur la province.

Et sa claire prunelle Lynce
A des éloquences de Pnyx.
Sourire énigmatique, en x,
Celui que Jules Renard pince!

Môme souffreteux ou phénix,
Gens qu'on encense ou qu'on évince,
Renard met sur votre âme mince
son verbe net comme un onyx -
Sourire énigmatique, en x.

Romain Coolus, Petit Tussaud du Rondel, Revue Blanche, n°28, février 1894.

jeudi 2 février 2012

Journal du 2 février 1894

Aujourd'hui les hommes de lettres prennent copie de leurs lettres, afin que la postérité puisse sans trop de mal réunir leur correspondance.

Trahison à la Comédie-Française

La Comédie-Française récidive. Dans Pariscope du mercredi 1er février, on peut lire cette présentation de Poil de Carotte, hélas identique à celle du 11 janvier  (voir mon blog du 12 janvier) :
"POIL DE CAROTTE (Voir rubrique enfant).
Un spectacle pour enfants mais comme c'est de la Comédie-Française, c'est aussi un spectacle pour les adultes qui ont gardé une âme d'enfant". 
De la part d'un Théâtre qui n'a rien compris à Poil de Carotte, il ne fallait pas s'attendre à ce que son metteur en scène y comprenne lui-même quelque chose. Sa Madame Lepic sortie d'une gravure de mode met, à elle toute seule, la pièce par terre. Plaignons pourtant le parfait et malheureux interprète du rôle de Poil de Carotte de s'être embarqué dans cette galère.
T.J.

mercredi 1 février 2012

Journal du 1er février 1893

Pierre et Paul
Bien qu'il ait déjà des élèves, on ne saurait appeler Jules Renard "cher Maître". Il est trop jeune. Né le 22 février 1864, il a fait ses études dans plusieurs lycées dont il a oublié jusqu'aux noms.
Ses projets? Il n'en a pas, opportuniste en littérature.
Ses procédés de travail? Chaque matin il se met à table et attend que ça vienne. Il prétend que ça vient toujours.
Les uns disent: "C'est un cœur sec", d'autres: "C'est un sensible qui s'efforce de paraître cruel",  d'autres: "Je le connais, moi: il est bon", d'autres: "Quel misérable! Ah! Je ne le croyais pas comme ça!"
La vie l'amuse le matin, l'ennuie le soir.
Tout le monde en ferait autant.
Il fut applaudi comme poète par Charles Cros.