lundi 22 octobre 2012

L'homme ligoté

Suite du 13 octobre.
Par surcroît, Renard a beau être nihiliste et pessimiste, il croit docilement à l'univers de la science; il est même persuadé que le monde scientifique et celui qu'il observe sont un seul et même monde. Les sons qui frappent son oreille, il sait que ce sont des vibrations de l'air; les couleurs qui frappent ses yeux sont des vibrations de l’éther. Aussi ne trouve-t-il rien: son univers étouffe dans l'armature philosophique et scientifique qu'il lui a donnée. L'observation le lui livre dans ses grands traits banaux; l'univers qu'il voit, c'est l'univers de tout le monde. Et pour ce qu'il ne voit pas, il fait confiance à la science.
En un mot, le réel auquel il a affaire est déjà tout construit par le chosisme du sens commun. Aussi la plupart de ses notations sont composées de deux membres de phrase dont le premier, solide, précis, défini, restitue l'objet tel qu'il apparaît au sens commun, et dont le second, réuni à l'autre par le mot "comme", est l'image proprement dite. Mais, précisément parce que toutes les connaissances sont réunies dans le premier membre de phrase, le second ne nous apprend rien; précisément parce que l'objet est déjà constitué, l'image ne saurait nous en découvrir les structures. Voyez celle-ci, par exemple: "Une araignée glisse sur un fil invisible, comme si elle nageait dans l'air".
Suite demain.
(Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947.)

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