samedi 13 octobre 2012

L'homme ligoté

Suite du 5 octobre.
Dès les premières pages du  Journal, nous le voyons soucieux de tailler l'outil qui s'enfoncera dans la matière, comme il parait à ces notes brèves: "l'odeur forte des fagots secs", ou "la palpitation de l'eau sous la glace".  On ne peut que sympathiser avec ses efforts maladroits pour faire saigner les choses. Ils sont à l'origine de beaucoup de tentatives plus modernes. Mais Renard est freiné par son réalisme même: pour parvenir à cette communion visionnaire avec la chose, il faudrait s'être dégagé de la métaphysique tainienne. Il faudrait que l'objet ait un cœur de ténèbres, il faudrait qu'il fût autre chose qu'une pure apparence sensible, qu'une collection de sensations. Cette profondeur que Renard pressent et recherche dans le moindre caillou, dans une araignée ou une libellule, sa philosophie positive et timide  la refuse.
Il faut inventer le cœur des choses, si l'on veut un jour le découvrir. Audiberti nous renseigne sur le lait lorsqu’il parle de sa "noirceur secrète". Mais pour Renard, le lait est désespérément blanc, car il n'est que ce qu'il paraît. De là le caractère essentiel de ses images. Certes, elles sont d'abord un moyen de faire court. Lorsqu'il écrit: "Cet homme de génie est un aigle bête comme une oie", on voit tout de suite l'économie que réalisent ces mots d'aigle et d'oie.  L'image est, pour Renard, entre autres choses, un raccourci de pensée. Et par là, ce style savant, cette "calligraphie" dont parle Arène, rejoint le parler mythique et proverbial des paysans; chacune de ces phrases est une petite fable. 
Mais ce n'est pas le principal. L'image, chez Renard, est une timide tentative de reconstruction. Et la reconstruction avorte toujours. Il s'agit, en effet, de pénétrer le réel. Mais, aux termes de la métaphysique tainienne, le réel est d'abord quelque chose qui s'observe. C'était la sagesse de l'époque, une version littéraire de l'empirisme. Et le malheureux observe tant qu'il peut: c'est le 17 janvier qu'il parle de la palpitation de l'eau sous la glace; le 13 mai qu'il parle du muguet. Il ne s'aviserait pas de parler des fleurs l'hiver, de la glace en plein été. Or chacun sait aujourd'hui que ce n'est pas par une observation passive de la réalité qu'on peut la pénétrer: le meilleur poète est distrait ou fasciné; en tout cas, ce n'est pas un observateur.
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947)

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