dimanche 30 septembre 2012

L'homme ligoté

Suite du 23 septembre.
Nous voici  ramenés par un autre chemin, celui qu'il appelle pompeusement son nihilisme, à notre point de départ: le pointillisme et la phrase conçue comme une œuvre d'art se suffisant à elle-même. Par le fait, si la nature humaine est avant tout désordre et désharmonie, il n'est désormais plus possible de composer des romans. Renard ne se lasse pas de répéter que le roman a fait son temps, puisqu'il nécessite un développement continu. Si l'homme n'est rien qu'une série hachée d'instants, mieux vaut faire des nouvelles: 
"Faire un volume avec des contes de plus en plus courts et intituler ça Le Laminoir."
A la limite, nous retrouverons la phrase. Renard, disait-on, finira par écrire: "La poule pond." La boucle est bouclée: dans cet univers instantané, où rien n'est vrai, où rien n'est réel que l'instant, la seule forme d'art possible est la notation. La phrase, qui se lit en un instant et qui est séparée des autres phrases par un double néant, a pour contenu l'impression instantanée que je cueille au vol. Aussi toutes la psychologie de Renard sera-t-elle de notations. Il s'examine, s'analyse, se surprend, mais toujours au vol. Tant pis pour lui: il note ses jalousies instantanées, ses envies puériles ou mesquines, les plaisanteries  qu'il lance pour faire rire la bonne; il acquiert à bon compte sa réputation de férocité. 
Mais quoi! c'est là ce qu'il a choisi de voir, ce qu'il  a choisi d'être à ses propres yeux. Et ce choix  fut dicté par des considérations d'esthétique, non par une résolution morale. Car enfin, il fut aussi un mari constant, à peu près fidèle, un bon père, un écrivain zélé.
C'est-à-dire qu'il a existé sur le plan que Kierkegaard nomme "de la répétition" et Heidegger "du projet"... Ces vagues mouvements de l'amour-propre comptent bien peu pour celui dont la vie est une entreprise. Et, d'une certaine manière, la vie de tout homme est une entreprise. La psychologie "rosse" n'est qu'une invention de littérateur. Pour avoir été résolument aveugle à l'aspect composé de son existence, à la continuité de ses desseins, Renard s'est manqué et nous a laissé de lui une image injuste: nos humeurs n'ont d'importance que si l'on y prend garde. Et nous ne devons pas le considérer ou le juger d'après ses humeurs, mais comme un homme qui a choisi de faire attention à ses humeurs.
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, Situations I, Gallimard, 1947)

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