dimanche 29 juillet 2012

L'homme ligoté

Suite du 20 juillet.
On s'étonnera peut-être que Renard n'eût rien à dire. On demandera pourquoi certaine époques, certains hommes n'ont aucun message à délivrer, alors qu'il suffit de se peindre pour être neuf. Mais peut-être la question est-elle mal posée. Il semblerait, à l'entendre, que la nature de l'homme soit fixe, comme aussi bien l’œil intérieur qui la regarde, et qu'il suffirait en somme que cet œil s'accoutumât à nos ténèbres pour y distinguer quelque vérités nouvelles. En fait, l’œil préfigure, trie ce qu'il voit; et cet œil n'est pas donné d'abord. Il faut inventer sa manière de voir; par là on détermine a priori et par un libre choix ce que l'on voit. Les époques vides sont celles qui choisissent de se regarder avec des yeux déjà inventés. elles ne peuvent rien faire que raffiner sur les découvertes des autres; car celui qui apporte l'oeil apporte en même temps la chose vue. Pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle français, on s'est vu avec les yeux des empiristes de Londres, avec les yeux de S. Mill, avec les lunettes de Spencer. L'écrivain n'avait qu'un procédé: l'observation; qu'un instrument: l'analyse. Après Flaubert et les Goncourt, déjà, on pouvait enregistrer un certain malaise. Goncourt note dans son journal, au 27 août 1870:
"Zola vient déjeuner chez moi. Il m'entretient d'une série de roman qu'il veut faire, d'une épopée en dix volumes, de l'histoire naturelle et sociale d'une famille... Il me dit: après les analystes des infiniments petits du sentiments, comme cette analyse a été tentée par Flaubert dans Madame Bovary, après l'analyse des choses artistiques, plastiques et nerveuses, ainsi que vous l'avez faite, après ces oeuvres-bijoux, ces volumes ciselés, il n'y a plus de place pour les jeunes; plus rien à faire; plus à constituer, à construire un personnage, une figure: ce n'est que par la quantité des volumes, la puissance de la création qu'on peut parler au public.
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, l'homme ligoté, Situations I, Gallimard, 1947) 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

En publiant un commentaire sur JulesRenard.fr, vous vous engagez à rester courtois. Tout le monde peut commenter (Les commentaires sont publiés après modération).