mercredi 11 juillet 2012

L'homme ligoté

Suite du 29 juin.
Ainsi la phrase est un silence sursaturé. Elle ne renvoie jamais à un autre: pourquoi dire en deux phrases ce qui peut s'exprimer en une seule? nous touchons à l'essentiel: celui qui écrit par paragraphe ou par livre, lorsqu'il lorsqu'il trace une phrase sur son papier, est renvoyé par celle-ci au langage tout entier. Il ne le domine pas, il est en train de le faire; ces mots que j'écris impliquent tous ceux qui sont venus avant eux et tous ceux que j'écrirai ensuite et, de proche en proche, tous les mots; j'ai besoin de tout le langage pour comprendre ce qui n'est qu'un moment incomplet du langage. 
Dès lors, le silence n'existe plus que comme un mot à l'intérieur du langage et, moi-même, je me situe dans le langage, dans ce chassé-croisé de significations dont aucune n'est achevée, dont chacune exige toutes les autres. Mais si, comme Renard, je pense par phrases abruptes qui enserrent l'idée totale entre deux bornes, chaque phrases ne renvoyant à aucune autre, est à elle seule tout le langage.
Et, moi qui la lis, moi qui l'écris, je la condense d'une vue; avant elle, après elle, il y a le vide; je la déchiffre et la comprend du point de vue du silence. Et la phrase elle-même, en suspens dans le silence, devient silence, comme le savoir, contemplé par Blanchot, par Bataille du point de vue du non-savoir, c'est-à-dire de l'au-delà du savoir, devient non-savoir. Car le langage n'est pas ce bruit délié qui crépite un instant au sommet du silence, c'est une entreprise totale de l'humanité.
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, Situations I, Gallimard, 1947)

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