vendredi 13 juillet 2012

Le pouvoir du romancier

Nous sommes tous devant le romancier comme les esclaves devant l'empereur: d'un mot, il peut nous affranchir. Par lui, nous perdons notre ancienne condition pour connaître celle du général, du tisseur, de la chanteuse, du gentilhomme campagnard, la vie des champs, le jeu, la chasse, la haine, l'amour, la vie des camps. Par lui, nous sommes Napoléon, Savonarole, un paysan, bien plus - existence que nous aurions pu ne jamais connaître - nous sommes nous-même. Il prête une voix à la foule, à la solitude, au vieil ecclésiastique, au sculpteur, à l'enfant, au cheval, à notre âme. 
Par lui nous sommes le véritable Protée qui revêt successivement toutes les formes de la vie. À les échanger ainsi les unes contre les autres, nous sentons que pour notre être, devenu si agile et si fort, elles ne sont qu'un jeu, un masque lamentable ou plaisant, mais qui n'a rien de bien réel. Notre infortune ou notre fortune cesse pour un instant de nous tyranniser, nous jouons avec elle et avec celle des autres. C'est pourquoi en fermant un beau roman, même triste, nous nous sentons si heureux.
(Marcel Proust, Essais et articles, Au temps de Jean Santeuil, La Pléiade, Gallimard, p. 413.)

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