samedi 28 juin 2014

Journal du 28 juin 1897

En somme cette mort a ajouté à mon orgueil.
Le 21 juin, à une heure, on sort le cercueil par le jardin pour que maman et ma sœur n'entendent rien. Des gens attendent sur la route. La plupart ont l'immortelle rouge à la boutonnière. M. Hérisson est là. Je dis:
- Nous vous remercions spécialement d'avoir bien voulu venir.
Je sors dans la rue. Je crois que tout le monde me regarde, qu'après mon père c'est moi le plus important de la cérémonie, et qu'il faut faire une figure. Je la sens dure.
On s'ébranle. Les dix conseillers municipaux se relaient pour porter le cercueil. contre son bois on entend, à chaque pas, battre les poignées de métal.
On passe devant la mairie et devant l'église. Le soleil nous chauffe la tête. Par toute les routes il arrive du monde en retard. Dans une voiture, le père Rigaud, maire de Marigny, âgé de 84 ans, et son fils qui a l'air plus vieux que lui.
Le cimetière. La fosse est là, dans un coin, près de la route.
M. Billard prend la parole et lit d'une voix claire, à effets, son adieu écrit, me regarde après chaque phrase, dit "ses constitutions" au lieu de "ses concitoyens", puis tout à coup s'arrête: un feuillet s'est égaré. Long silence, un peu de malice dans l'air. Il improvise ou récite la fin. M. Hérisson lui succède, et, très ému, dit trois mots. Pendant tout cela, je me passe fréquemment la main sur la tête. Le soleil me fait mal.
On attend. Plus rien. Je voudrais expliquer le sens de cette mort, mais plus rien. On jette les immortelles dans la fosse. Un peu de terre s'éboule.  Pas de défilé pour nous serrer les mains. On commence à s'éloigner. Je reste là, je reste là. Ah! misérable  cabotin! Je sens que je le fais un peu exprès. Pourquoi, misérable? Tout le reste de mes sentiments n'est-il pas de moi, comme ma tristesse?
Tous ces gens avait l'air peu rassuré de prendre, par décence, part à cette cérémonie sans prêtre. C'est sans doute le premier enterrement civil de Chitry.

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