lundi 9 septembre 2013

Les odeurs au temps de Jules Renard

Le beau temps, cette nuit-là, fit un bond en avant, comme un thermomètre monte à la chaleur. Quand je m'éveillai, de mon lit par ces matins tôt levés du printemps, j'entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dans l'air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu'à ce qu'il arrivât à la solidification et à la densité de midi. Plus frais au contraire dans ma chambre, quand l'air onctueux avait achever d'y vernir et d'y isoler l'odeur du lavabo, l'odeur de l'armoire, l'odeur du canapé, rien qu'à la netteté avec laquelle, verticales et debout, elles se tenaient en tranches superposées et distinctes, dans un clair-obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c'était effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la banlieue, pareil à celui où à Balbec habitait Bloch, les rue aveuglées de soleil et voyant non les fades boucheries et la blanche pierre de taille, mais la salle à manger où je pourrais arriver tout à l'heure et les odeurs que j'y trouverais en arrivant, l'odeur du compotier de cerises et d'abricots, du cidre, du fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de l'ombre qu'elles veinent délicatement comme l'intérieur d'une agate, tandis que les portes-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel ou piquent ça et là sur la toile cirée des ocellures de paon.
Comme un vent qui s'enfle par une progression régulière, j'entendis avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole. 
(Marcel Proust, La Prisonnière, Folio classique, p. 395.)

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