dimanche 20 janvier 2013

Le téléphone au temps de Jules Renard 2/2

Suite d'hier.
Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger - un bruit abstrait - celui de la distance supprimée - et la voix de l'être cher s'adresse à nous.
C'est lui, c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin! que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n'aurions qu'à étendre la main pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche - dans la séparation effective! Mais anticipation aussi d'une séparation éternelle! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé que cette voix  clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte pas, et j'ai connu l'anxiété qui allait m'étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule, et ne tenant plus à un corps que je ne devait jamais revoir)  murmurer à mon oreille des paroles que j'aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.
Fin.
(Marcel Proust, Du côté de Guermantes, Folio classique, p. 126)

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