jeudi 31 janvier 2013

Journal du 31 janvier 1905

Capus est un penseur: il cite Pascal.

Les Philippe

Philippe habite la maison qu'habitait son père. Il a fait bâtir une grange près de la maison et la grange neuve est bien mieux que la vieille maison qui menace ruine.  D'abord, on ne voit pas clair à l'intérieur de cette maison. Il faudrait remplacer la porte pleine  par une porte-fenêtre; mais on en parlera une autre fois. Ce qui presse, c'est le toit de chaume: il s’affaisse et s'éboulera si on ne change la grosse poutre du milieu.
"Il n'y a plus à reculer", se dit Philippe.
Il achète une poutre et la charroie devant la porte de sa maison, et c'est tout ce qu'il peut faire pour le moment. Il la mettra sur le toit, plus tard, quand il aura de quoi payer une couverture de paille. La poutre reste par terre, à la pluie, au soleil, dans l'herbe, et les gamins s'amusent à courir dessus, quand ils sortent de la classe.
(Jules Renard, Les Philippe.)

mercredi 30 janvier 2013

Journal du 30 janvier 1904

Si nous pensions à toutes les veines que nous avons eues sans les mériter, nous n'oserions pas nous plaindre.

Les sabots

Non, non, je ne suis pas venu à Paris en sabots, mais c'est en sabots que j'ai quitté mon village.
Depuis longtemps je voulais gagner ma vie à Paris.
Ma mère s'opposait à mon départ et elle me surveillait, car j'étais capable de me sauver sans sa permission.
Chaque matin, comme je me levais avant elle, ma mère m'écoutait marcher. Si elle entendait mes sabots, elle se disait: "Il ne peut pas aller loin." Si elle entendait mes souliers, elle me disait de son lit, inquiète: "Où vas-tu, avec tes souliers? ce n'est ni jour de fête, ni jour de foire." Je répondais: "Maman, je vais à la charrue, et j'ai pris mes souliers parce que la pluie tombe et que ça patouillera dans les champs."
Et je n'osais plus partir.
Mais un matin,  je suis sorti de la maison, ma paire de souliers sous le bras, en faisant beaucoup de bruit avec mes sabots.
À quelque distance du village, par-dessus la haie du petit pré qui est à ma mère, j'ai jeté les sabots, comme un adieu, j'ai mis mes souliers, et j'ai continué ma route vers Paris.
Quand ma mère amena sa vache au pré, elle trouva mes sabots.
D'abord elle ne comprit pas, elle m'appela; elle revint à la maison; elle chercha mes souliers, et lasse de chercher, elle s'assit au coin de la cheminée pour pleurer tout son soûl.
(Jules Renard, Bucoliques.)

mardi 29 janvier 2013

Journal du 29 janvier 1902

Un jeune homme qui va se marier demande le Code du mariage, puis feuilletant le livre: 
- Il y a bien le divorce, là-dedans, n'est-ce pas?

Intermède

Bien que ce fût simplement un dimanche d'automne, je venais de renaître, l'existence était intacte pour moi, car dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s'était levé que vers midi. Or, un changement de temps suffit à recréer le monde et nous-même. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée, j'écoutais les coups qu'il frappait contre la trappe avec autant d'émotion que si, pareils aux fameux coups d'archet par lesquels débute la Symphonie en ut mineur, ils avaient été les appels irrésistibles d'un mystérieux destin. 
Tout changement à vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l'être centrifuge qu'on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d'une Ève sédentaire, dans ce monde différent.
(Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Folio classique, p. 335.)

dimanche 27 janvier 2013

Journal du 27 janvier 1898

Lemaître et moi, nous sommes d'accord que le théâtre socialiste est une malhonnêteté de gens sans pudeur. Et puis, ces personnages qui pourraient avantageusement être remplacés par un conférencier sur une chaise!

Jules Renard et les vins Mariani

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samedi 26 janvier 2013

Journal du 26 janvier 1894

Si tu pouvais voir sur ce jardin la couleur dont le teint mon esprit!

Les Bucoliques vues par Léon Blum

Un livre de Jules Renard
Une préface grave et entière où je goûte avec amour le ton perdu des moralistes, la foi religieuse dans le travail, la fierté d'écrire, la vertu d'une conscience difficile: classicisme, optimisme et jansénisme. Des mots et des traits d'enfant, menus, précieux ou profonds. Des paysages concentrés et forts. Des portraits que je ne peux comparer qu'aux plus achevés de La Bruyère, Le Mangeur de prunes; le Collectionneur d'estampes, ou Diphile, l'amateur d'oiseaux, - des portraits dont on suit lentement l'étude et le progrès, qui livrent peu à peu des physionomies achevées touche à touche, où chaque état ne révèle souvent qu'une seule forme caractéristique, un unique détail nouveau, une courte phrase révélatrice, et qui accusent leur vie et leur singularité par une sorte de juxtaposition nécessaire. Voilà ce que je veux signaler dans les Bucoliques, la dernière œuvre de M. Jules Renard.
Il en faudrait parler avec plus de minutie; je ne connais pas de livres où le sentiment d'ensemble soit plus nécessairement le résultat, l'addition grossie des impressions de détail. Et je sens aussi que pour juger M. Renard il faudrait donner au critique des moyens et des termes qui lui manquent. J'employais la langue des graveurs ou des peintres, et ce n'était pas une affectation. Voit-on personne chez qui le talent s'allie plus étroitement avec la manière, la pensée avec la matière, et les sentiments avec les mots?
S'il faut résumer mon jugement en une formule, je dirai pourtant que les Bucoliques sont l’œuvre d'une sorte de réalisme lyrique.
(Léon Blum, La Revue blanche, n°121, 15 juin 1898.)

vendredi 25 janvier 2013

Journal du 25 janvier 1892

Ah! Les grands jours de petits ennuis! Le tire-bouton n'attrape aucun bouton, mes bretelles font vrille sur mon dos et ces loques, c'est mes chaussettes. Mes yeux renvoient  les images, et tous mes sens ont mal. Je n'ai plus que le plaisir  de dire des paroles dures à Marinette qui, de peur de m'agacer, n'ose pas faire un mouvement. Où est la corne? Quant à ma cravate, depuis que je suis au monde je n'ai rien vu de plus grotesque que cette cravate-là. Et le poids de mes vêtements alourdis m'accable.

jeudi 24 janvier 2013

Journal du 24 janvier 1889

Dans l'ancien style on éprouvait parfois le besoin de traduire quelques mots français en latin. L'imprimerie les rendait en lettres italiques. De nos jours, nous nous demandons pourquoi. C'était, en effet, une pauvre manière de prouver son érudition.  Les mots latins n'ajoutaient rien aux mots français. Ce n'était qu'une simple redondance parfaitement vaine. C'est ainsi qu'on lit dans le Génie du Christianisme: " On ne revient point impie du royaume de la solitude, Regna solitudinis." Pourquoi "Regna solitudinis"?

mercredi 23 janvier 2013

Journal du 23 janvier 1905

Willy ont beaucoup de talent.

Sur Jules Renard 2/2

Suite d'hier.
Depuis deux ans Jules Renard faisait partie de l'Académie Goncourt où il avait pris la place laissée vacante par la mort de J.K. Huysmans.
Jules Renard était un excellent confrère, serviable, loyal, d'un esprit bref et délicieux. Il sera vivement regretté.
Les obsèques
Paris 23 mai - La levée du corps de M. Jules Renard a été faite cet après-midi à 3 heures, 44 rue du Rocher. 
De nombreuses personnalités appartenant au monde de la politique, des lettres et du théâtre assistaient à cette cérémonie.
Reconnus au hasard, MM. Buer, représentant le président du conseil; Jean Jaurès, Georges Lecomte, président de la Société des gens de lettres; Victor et Paul Marguerite, J.-H. Rosny, Jules Claretie, administrateur de la Comédie-Française; Octave Mirbeau, Henri de Régnier, M. et Mme Edmond Rostand, Léon Barthou, Peyrebrune, secrétaire-adjoint de l'association des journalistes départementaux; Lucien Descaves, Léon Daudet, Léon Diertz, la rédaction du Mercure de France ayant à sa tête le directeur M. Vallette! MM. Antoine, directeur de l'Odéon; Lucien Guitry, Maurice Leblond, littérateur; le sous-préfet de Clamecy, etc, etc. 
Le corps de M. Jules Renard a été transporté à la gare de Lyon pour être conduit à Chitry-les-Mines (Nièvre) dont le défunt était maire.
(Paris-Centre, (Nevers) non signé, mardi 24 mai 1910.)

mardi 22 janvier 2013

Journal du 22 janvier 1894

Comme un monsieur faisait la cour à deux dames qui avaient des dents fausses:
- Oui, dit Veber: il voudrait manger à deux râteliers.

Sur Jules Renard 1/2

 Jules Renard
L'Action française sous la signature de Rivarol (alias Léon Daudet) publie l'élogieuse appréciation suivante du talent de notre compatriote d'adoption, le regretté Jules Renard:
Le remarquable écrivain qui vient de mourir prématurément, hier matin, après une maladie de trois mois, était parvenu au grand public sans réclame ni publicité d'aucun genre, et c'est déjà là, à notre époque, une forte originalité.
Son premier ouvrage, Crime de village, passa inaperçu. Mais le second, Sourires pincés, tint les promesses de son titre et révéla un prosateur minutieux, précis, amer, de la lignée de Jules Vallès, avec quelque chose d'encore plus net et pénétrant dans le trait.
Avec Poil de Carotte, petit Jacques Vingtras rustique, la réputation de Jules Renard fut fondée dans les milieux littéraires, et elle devait de là se répandre un peu partout. On lui doit d'admirables Histoires naturelles d'un tour classique qui l'apparentent à la fois aux maître hollandais (Ver Meer, Terburg, Pierre de Hoogel) et aux malicieux conteurs du seizième siècle.
Sa verve était courte mais dure.  Il avait spontanément le sens du théâtre et son Plaisir de rompre, joué un nombre incalculable de fois, est un chef d’œuvre d'ironie bourgeoise. Par malheur, sa Bigote, révélait en lui un anticléricalisme de bourgade, absurde et désuet, qui déparait son intelligence.
Dans ces dernières années, le talent de Jules Renard avait pris plus d'ampleurs. La manière aussi se dégageait de cette imitation de soi-même qui restreint parfois les meilleurs artistes. Ragotte et Nos frères farouches annonçaient une transformation, un éclaircissement et ouvraient des perspectives nouvelles.
Suite demain.
(Paris-Centre, (Nevers) non signé, mardi 24 mai 1910.)

lundi 21 janvier 2013

Journal du 21 janvier 1904

Cet éditeur a pour maîtresse Mlle X..., de l'Odéon.
Un auteur se présente et lui demande:
- Voulez-vous publier ma pièce?
- Quelle pièce?
- Elle sera jouée à l'Odéon.
- Ah? Et avec quelle distribution?
- Lambert fils, etc., et, comme femme, Mlle X...
- Ah?
- Oui; elle n'a aucun talent, mais elle couche avec... (Ici, le nom d'un ministre.)

dimanche 20 janvier 2013

Journal du 20 janvier 1894

Fantec cherchant la clef qui fait marcher les vrais chemins de fer.

Le téléphone au temps de Jules Renard 2/2

Suite d'hier.
Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger - un bruit abstrait - celui de la distance supprimée - et la voix de l'être cher s'adresse à nous.
C'est lui, c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin! que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n'aurions qu'à étendre la main pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche - dans la séparation effective! Mais anticipation aussi d'une séparation éternelle! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé que cette voix  clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte pas, et j'ai connu l'anxiété qui allait m'étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule, et ne tenant plus à un corps que je ne devait jamais revoir)  murmurer à mon oreille des paroles que j'aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.
Fin.
(Marcel Proust, Du côté de Guermantes, Folio classique, p. 126)

samedi 19 janvier 2013

Journal du 19 janvier 1903

Il ne parle pas, mais on sait qu'il pense des bêtises.

Le téléphone au temps de Jules Renard 1/2

Un matin, Saint-Loup m'avoua qu'il avait écrit à ma grand-mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l'idée, puisqu'un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. 
Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l'appareil et il me conseilla d'être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n'était pas encore à cette époque  d'un usage aussi courant qu'aujourd'hui. Et pourtant l'habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n'ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j'eus, ce fut que c'était bien long, bien incommode, et presque l'intention de déposer une plainte: comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l'admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent pour qu'apparaisse près de nous, invisible mais présent, l'être à qui nous voulions parler, et qui, restant à sa table, dans la ville qu'il habite (pour ma grand-mère c'était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n'est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations  que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute l'ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l'a ordonné.
Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne sur le souhait qu'il en exprime, fait apparaître, dans une clarté surnaturelle, sa grand-mère ou sa fiancée en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs,  tout près du spectateur et pourtant très loin, à l'endroit même où elle se trouve réellement. Nous n'avons, pour que ce miracle s'accomplisse, qu'à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler - quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien - les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges  gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu'il soit permis de les apercevoir; les Danaïdes de l'invisible, qui sans cesse, vident, remplissent, se transmettent l'urne des sons; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement: "J'écoute"; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l'Invisible, les Demoiselles du téléphone!
Suite demain.
(Marcel Proust, Du côté de Guermantes, Folio classique, p. 125)

vendredi 18 janvier 2013

Journal du 18 janvier 1901

La vie m'échappe: je ne la tenais que par ses petits bouts.

La Bigote

"La Bigote" de M. Jules Renard à l'Odéon
Voici le thème de cette pièce: M. Lepic, maire d'une petite commune du Nivernais est un libre-penseur très fier d'être libre-penseur. Quant à sa femme elle est bigote.
Mlle Lepic est demandée en mariage par M. Paul Roland. Sa demande est agréée mais M. Lepic a le soin de lui expliquer que les bigotes sont haïssables, et que, lui, a fait particulièrement l'expérience des bigotes en vivant vingt et quelques années avec Mme Lepic.
Mlle Lepic, pour faire plaisir à son père, consent à se marier civilement, mais Mme Lepic s'adresse au curé de la paroisse qui intervient. 
La conclusion est que la vie dans le jeune ménage sera vraisemblablement celle qu'ont menée ses parents.
Tout se passe dans cette pièce en conversations ennuyeuses. M. Lepic, appelons-le M. Homais, n'a pas la verve de ce personnage de Flaubert bien que professant les mêmes opinions.
Mme Lepic peut être une de ces bigotes que les ecclésiastiques sont les premiers à fuir, mais il faut avouer que sa dévotion seule l'a peut-être aidée à supporter l'existence commune avec un raseur comme M. Lepic.
M. Renard ne l'a sans doute pas voulu mais en réalité le personnage du curé est le seul supportable.
(Paris-Centre (Nevers), 23 octobre 1909.)

jeudi 17 janvier 2013

Journal du 17 janvier 1906

Ligue des Droits de l'Homme. le samedi, huitième anniversaire de J'accuse. M. Painlevé m'étonne par quelques unes de ses formules, très belles. Je me sens plein d'admiration pour ce jeune mathématicien, membre de l'Institut à quarante-trois ans. Je voudrais lui écrire: je ne le fais pas. Le lundi suivant, à la conférence de M. Challaye sur le Congo, M. Painlevé vient à moi et me dit:
- Voulez-vous me permettre de me présenter? Monsieur Painlevé.
- Voilà une minute charmante, dis-je.
- Je vous ai lu, me dit-il.
Il me parle de mes Pointes sèches. Ça ne fait rien, je passe un bon moment. Psichari, homme à femmes, terrible, paraît-il, bâille trois grandes fois au nez du conférencier.
Pierre Mille, raie au milieu, figure poupine, voix lebargienne, monte à la tribune. On entend:
- Je parlais au ministre... Je disais au ministère... J'étais enrhumé, de mauvaise humeur... Je lui ai dit des choses désagréables.

mercredi 16 janvier 2013

Journal du 16 janvier 1908

Marinette, pas de mauvaise humeur! Tu dois être toujours sans nuage. Sur ta netteté une ombre ferait tache.
- Mais je suis fatiguée, d'abord, puis énervée.
Si tu es fatiguée, repose-toi. La fatigue te va, non l'énervement.
La moindre humeur de toi m'est intolérable. Si tu fais, un instant, ta petite prunelle de bois, ça gâte tout. Je ne peux te voir que gaie, douce et propre, en bonne santé. Efforce-toi de ne jamais cesser d'être tout cela.
Ainsi, à force d'égoïsme, j'arriverai à faire de toi une femme incomparable.

Jules Renard vu par Suzanne Desprès

Les répétitions de Poil de Carotte furent assez houleuses. Jules Renard n’était pas un auteur de tout repos. Il savait ce qu’il voulait et il avait raison. Un jour où j’avais été particulièrement hésitante à une répétition, où je tâtonnais trop à son gré, il m’accompagna dans ma loge et m’entreprît sur l’interprétation du rôle. Ma petite Desprès, ça n’est pas ça, vous êtes trop douce, trop pitoyable, trop féminine. Il est fermé, il est sauvage, ombrageux, c’est un petit garçon sournois, il est…je ne sais comment vous l’expliquer…il est… » Je l’interrompis avec rudesse. Écoutez, Jules Renard, vous manquez de patience, ce n’est pas commode, je fais de mon mieux…et puis, zut ! je ne sais ce qu’il est, en tout cas ce n’est pas moi qui le jouerai, le v’là ! Et je lui collai mon manuscrit dans les mains. Le visage de Jules Renard s’éclaire : « Mais le voilà, ça y est. Vous le tenez, je viens de le voir, il n’y a pas autre chose à faire, maintenant j’ai confiance. Et quelques jours après je reçus chez moi un exemplaire du livre de Poil de Carotte avec cette dédicace : « À Suzanne Desprès, en souvenir d'un jour où elle fut dans sa loge un peu plus Poil de Carotte que je ne voulais »,  Jules Renard. 
Au fond, lui et moi nous avions des caractères à rebrousse poil.
Signé:  S.D.  (Suzanne Desprès)
Note datée du 12 avril 1939 rédigée à bord du "Champlain"  de la French Line. 

mardi 15 janvier 2013

Journal du 15 janvier 1894

Que ne fait-elle, de temps en temps, brûler dans son cœur du papier d'Arménie.

Jules Renard vu par Raoul Narsy

S'il subsiste encore quelque fidèle de la bonne vieille critique, - celle qui se plaisait tant aux "parallèles", - il aura tressailli d'aise devant l’œuvre d'un Jules Renard. Quelle incessante, quelle impérieuse provocation elle lui est à mettre en mouvement les vénérables méthodes didactique ou comparative; mais quelle savoureuse matière elle lui offre! 
Ce moraliste souriant, ce satirique sans amertume, cet analyste pénétrant et détaché, portraitiste, peintre de mœurs, historiographe d'animaux, ce strict conteur, ce dramaturge succinct, de combien de séries ne s'aperçoit-il pas le confluent dans une étude délicate de l'évolution ou de la rénovation des genres? Et s'il en suggère tour à tour, et parfois spontanément, le souvenir, comment ne pas le rapprocher d'un La Bruyère ou d'un La Fontaine, du Molière de Cléante, de l'auteur du Gil Blas  et de celui de Candide, de M. de Buffon, qui sait? mais sûrement de Montesquieu - et pas seulement à cause de l'esprit d'Éloi.
Affirmons-le, au surplus,  pour archaïque qu'elle semble, cette façon de juger l’œuvre d'art n'en reste pas moins légitime, et ce ne sont pas les jeunes hommes dressés à la forte discipline d'un Taine qui lui dénieront d'être féconde, si elle ne résulte, après tout, que du besoin logique - et français - de considérer toute chose dans son ordre. Méprisons ce qu'elle devient aux mains artificieuses des rhéteurs et des cuistres....
(Raoul Narsy, Occident, n°1, décembre 1901).

lundi 14 janvier 2013

Journal du 14 janvier 1898

De Heredia. Sa poésie du cymbalisme.

Jules Renard critique littéraire

Bonne Dame d'Edouard Estaunié.
- A : Je trouve ce livre-là très beau. - B : Avez-vous noté les maladresses ? - A : Monsieur Edouard Estaunié est un garçon plein de talent. - B : Vous en parlé familièrement, mais il manque de métier, mais il manque de métier. - A : J'ai en horreur les professionnels. - B : Avouez que « Bonne Dame » est malheureuse un peu longuement. On n'est pas malheureux comme ça. Elle a l'air de souffrir exprès, pour obtenir une médaille. - A : J'aime « Bonne Dame » entièrement, y compris son argot original. - B : C'est original d'estropié des mots ? - A : Citez moi beaucoup de « jeunes » capables de faire vivre un pareil type pendant trois cent pages ? - B : Il se mourait depuis la centième. - A : Au moins, goûtez-vous, comme-moi, les images nombreuses ? - B : Les meilleures m'auraient suffi. - A : Rappelez-vous : « Bonne-Dame roule, roule, au lieu de marcher, semblable à quelque cloche tombée sur terre, faute d'ailes, pendant le voyage du jeudi-saint » ; et encore : « La ligne télégraphique semblait une quintuple portée sur laquelle des oiseaux marquaient des notes ». Et Cætera ! Et cætera ! Les lettres de Féfé sont vraiment exquises. - B : Exquises, les lettres d'une petite fille mal élevée ! Vous vous démoralisez. - A : Le voyage à Montauban est un pur chef-d’œuvre. - B : Cela vous amuserait, vous, d'attendre dix heures dans la neige la correspondance d'un train ? - A : Je ne sais rien de plus navrant que le séjour de « Bonne Dame » chez sa fille. - B : Quel gendre a jamais traité de la sorte une belle-mère riche ? - A : Rien de plus lamentable que son abandon, sa fuite à Paris, son bonheur enfin, à l'asile, de sacrifiée incorrigible. - B : L'auteur est de votre avis. A propos, pourquoi montre-t-il toujours le bout de ce qu'il pense ? Que nous importent des phrases de ce genre : « Il faut avoir connu les grandes douleurs pour pratiquer les grandes indulgences à l'égard de l'âpre vie » - ou bien : « De même que la santé morale est le principe facteur du bien-être physique, ainsi l'existence...... » - ou mieux : « Les cœurs aimants sont les plus inconséquents ». - A : Bref, mon petit, puisque vous êtes malin, faites-en donc autant. - B : Oh ! Si vous en venez aux personnalités !.....
(Jules Renard, Les livres, Mercure de France, janvier 1892.)

dimanche 13 janvier 2013

Journal du 13 janvier 1903

Nouveau Cirque. Odeur chaude d'écurie. Une ou deux mouches m'effleurent le visage.
Un clown qui reçoit des coup de poings a une nouvelle façon de tomber, en essayant de se retenir comme nous. Ses bras battent l'air et ne trouvent rien. C'est un clown de talent. Il est original.
Pour jouer ses scènes, il apporte une petite barrière de bois grossier, et il fait ses entrées par cette petite barrière qu'il a posée au milieu de la piste. Il entre en soulevant le loquet; il essuie même ses pieds à la porte.
Quand il a joué sa scène, il sort par cette petite barrière qu'il referme avec précaution, et qu'il emporte.

samedi 12 janvier 2013

Journal du 12 janvier 1891

À la salle d'armes: il dégèle sur les torses.

Les Philippe

"Je suis venu au monde avec mes deux bras", dit Philippe.
À leur mariage, ils avaient, sa femme et lui, quatre bras. Chaque nouvel enfant ajoute les deux siens. Si personne de la famille ne s'estropie, ils ne manqueront jamais de bras, et ils risquent seulement d'avoir trop de bouches.
(Jules Renard, Les Philippe)

vendredi 11 janvier 2013

Journal du 11 janvier 1900

Il n'y a que l'égoïste à souffrir vraiment et tout le temps.

Marcel Proust, inédits

Onze textes du jeune Marcel Proust, ignorés du grand public et parus à la fin du XIXe siècle, sont réunis et publiés pour la première fois dans un livre, aux Éditions des Busclats, préfacé par Jérôme Prieur et intitulé Le Mensuel retrouvé.
En novembre 1890, le futur écrivain, alors âgé de 19 ans, fait paraître son premier texte dans cette revue, Le Mensuel, où il va collaborer jusqu'en septembre 1891, sous divers pseudonymes - Étoile filante, de Brabant, Fusain, Y, Bob, Pierre de Touche -, sous ses simples initiales (M.P.) et, une fois seulement, sous son vrai nom.
Ses écrits sont des chroniques qui ont trait à la mode, à la vie mondaine et culturelle, ou des commentaires d'expositions ou encore le compte rendu d'un recueil de poésie... Le jeune dandy fait alors ses premiers pas dans les salons et l'univers parisien des arts et des lettres. Il y fourbit sa plume, s'encanaille au  au music-hall, glisse un court poème, et publie deux récits. 
Dans le premier, il évoque des "choses normandes", les paysages de gazon et de mer qu'il ne cessera de revisiter dans A la recherche du temps perdu. Dans l'autre, intitulé "Souvenir", il met en scène une certaine Odette qu'un narrateur encore anonyme a jadis aimée et dont il se souvient des années plus tard avec nostalgie.
(Lire, décembre 2012, signé: D.P. p. 18)
Lire des extraits sur ce blog des 8 et 9 décembre .

jeudi 10 janvier 2013

Journal du 10 janvier 1900

- Quand je serai riche, dit un enfant qui ne mange pas à sa faim, je m'achèterai un sandwich.

Actualité littéraire

Ruée sur Zweig.
L'écrivain autrichien tombe dans le domaine public et tous les éditeurs en profitent pour le publier.
Stefan Zweig sera l'une des vedettes de la librairie en 2013... Dorénavant ses livres appartiennent à tout le monde et peuvent être reproduits sans droits à payer. Il y a aussi Apollinaire en 2013. 
Le lecteur aura le choix entre plusieurs traductions pour chaque livre.
[...] Il y a des initiatives plus originales. Le 31 janvier, les éditions Bartillat publieront un recueil des textes autobiographiques et des conférences prononcées par Zweig pendant les dix dernières années de sa vie:  Derniers messages. Et le 14 février paraîtra un volume de la collection "Bouquins", Nouvelles et autres récits (Robert Laffont), qui rassemble 35 récits dont certains sont pratiquement inconnus.
Les librairies en ligne qui proposent déjà des e-books gratuits d'auteurs tombés dans le domaine public ne seront sans doute pas en reste. Les adeptes des tablettes de lecture numérique feraient bien de surveiller le site de l'éditeur "Ebooks libres et gratuits" ou celui de la librairie en ligne de classiques gratuits Feedbooks.
(Astrid de Larminat,  Le Figaro,  mardi 8 janvier 2013.)

mercredi 9 janvier 2013

Journal du 9 janvier 1891

Vu, ce matin, Daudet. Il dit de Vignier: " Il porte la mort de Robert Caze en bandoulière"; de Zola: qu'il travaille tant qu'il en est tout noir.
Goncourt, paraît-il, a lu Sourires pincés et va m'écrire...
Il est plein d'une grande pitié pour les pauvres honnêtes, pour les femmes qui savent résister aux besoins de l'entre-cuisses. Il s'est battu deux fois en duel, l'une, au pistolet, l'autre, à l'épée, avec Delpit qu'il a blessé au ventre et au bras. Au duel Drumont-Meyer, après que Drumont fut blessé, Daudet quittait sa veste et demandait à se battre à son tour...
Mme Daudet: une femme bien plus artiste que moi, la femme d'art par excellence.
Il a peur que ses enfants héritent de sa maladie, et sa pièce L'Obstacle lui a été particulièrement douloureuse à faire. Il a dit: 
- Je voudrais mourir de pitié comme je ne sais plus quel roi ancien, auquel on avait amené des captifs si misérables qu'il en est tout de suite tombé malade.

La Gloriette, Chaumot, Nièvre

La Gloriette, à Chaumot (Nièvre) où habita Jules Renard

mardi 8 janvier 2013

Journal du 8 janvier 1897

On est jaloux en admiration comme en amour. Si tu ne crois pas que je suis l'homme qui t'admire le mieux, je cesse de t'admirer.

Les Philippe

Il n'a pas de métier spécial; il sait seulement tout faire. Il sait conduire un cheval, panser le bétail, tuer un cochon, faucher, moissonner, fagoter, mesurer et empiler du bois sur le petit port du canal, jeter l'épervier, cultiver un jardin. Il sait faire le serrurier, le menuisier, le tonnelier, le couvreur et le maçon. Mais, quelque travail qu'on lui commande, il ne l'accepte qu'après avoir réfléchi. Je crains toujours un refus.
"Philippe, pourriez-vous réparer cette cheminée qui finira par tomber sur la tête de quelqu'un?"
Philippe regarde longtemps la cheminée, calcule ce qu'il faudrait d'échelles, de briques, de mortier, et dit: 
"Oh! ma foi, monsieur, c'est possible.
-Philippe, voulez-vous planter une pointe?"
Il observe l'endroit du mur que je désigne, la pointe, le marteau.
"Par Dieu, dit-il, tout de même il y aurait moyen."
(Jules Renard, Les Philippe)

lundi 7 janvier 2013

Journal du 7 janvier 1905

On parle de Syveton. Elle aussi se rappelle avoir été, petite fille, poursuivie par un homme tout décolleté du bas et qu'on appelait l'homme au nez rouge.

Chitry-les-Mines

Maison où Poil de Carotte passa son enfance.

dimanche 6 janvier 2013

Journal du 6 janvier 1896

Il raffinait jusqu'à tendre des pièges dans la cage des oiseaux.

Jules Renard vu par Paris-Centre 2/2

Suite d'hier.
M. Renard comptait des amis dans la Nièvre qui l'admiraient sur commande.
Il s'est montré tel qu'il était comme penseur (?), comme homme de lettres et comme citoyen dans le discours prononcé par lui, l'an dernier, à la distribution des prix du lycée de Nevers. Paris-Centre a apprécié son allocution. Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux. 
Cependant, ses Histoires naturelles sont remarquables comme notes d'un observateur qui sait parler sa langue et trouver le mot juste.
On oubliera l'homme politique nivernais dont l'ironie eut pu être tournée avec plus d'à-propos contre ses propres amis, le membre de l'Académie Goncourt, le chevalier de la légion d'honneur fait par M. Combes. Il ne restera de lui que quelques pages insérables dans un recueil de morceaux choisis, à cause du talent de l'écrivain, de la vérité déployée par le peintre. 
D'idées, il n'en a eu que de mauvaises ou de niaises et ses amis qui ne tarissaient pas sur son immense talent seront les premiers à l'oublier. Les lettrés seulement se souviendront qu'il écrivit bien.
(Non signé, Paris-Centre (Nevers), 25 mai 1910.)

samedi 5 janvier 2013

Journal du 5 janvier 1899

Tolstoï pourrait dire à Déroulède: "Il y aura des guerres tant qu'il y aura des hommes comme vous."

Jules Renard vu par Paris-Centre 1/2

M. Jules Renard
M. Jules Renard fut, dit L'Univers, un aussi remarquable exemple de déformation professionnelle que les Goncourt eux-mêmes, mais qui avait étudié sous de meilleurs maîtres, qui savait choisir, écrire, sinon composer, inhabile à dresser un livre, curieux et savant dans le détail comme un artiste japonais.
C'est l'homme décrit sous le nom d'Éloi et MM.Paul Reboux et Charles Muller dépeignent Eloi sur la sellette dans les termes suivants:
" Éloi est assis, courbé en avant, les poings au menton. Il plisse le visage. Son regard est fixe, ses joues contractées s'empourprent. il pousse, il ahane, il geint. Le papier se froisse dans sa main. Allons, encore un effort!... Cela va venir!... Cela vient!.. Ouf!  Et toc, un petit mot tombe de sa plume."
On conviendra que c'est bien ça. 
Jules Renard était bien l'homme de son style. son visage jaune, sans sourire,  ses traits durs, ses yeux brillants et inquiétant correspondaient à son talent d'écrivain amer, observateur, laborieux.
Ses premiers écrits avaient indiqué les qualités sérieuses qui devaient lui faire une place dans le monde des lettres. Mais c'est l’Écornifleur, c’est surtout Poil de Carotte qui l'ont rendu célèbre. Pour les gens qui recherchent encore la responsabilité morale d'un écrivain dans ses productions, ce sont de mauvais livres.
La Bigote qui n'eut pas le succès que l'auteur attendait est une œuvre de sectaire qui montre qu'un homme d'esprit abordant certains problèmes, s'il est aveuglé par l'esprit d'un simple Homais, ne parvient à écrire que des niaiseries.
Suite demain.
(Non signé, Paris-Centre, (Nevers), 25 mai 1910.)

vendredi 4 janvier 2013

Journal du 4 janvier 1900

Beaubourg. L'air d'un vieux petit employé de bureau qui aurait l'air jeune. Très touché parce qu'à tout le monde je dis du bien des Joueurs de boules... Voudrait, au théâtre, "allier le rire aux larmes". 
- Comme tout le monde, dis-je.
A trouvé, l'autre jour, sur les quais, son livre dédicacé à Paul Adam.
Fait une pièce avec la manie que l'homme de lettres a de faire de la littérature avec tout.
- Beau sujet, dis-je. Notre sujet.
Il dit qu'il n'a jamais joué aux boules, mais qu'il n'a pas commis d'inexactitude, et que les joueurs de boules parlent de son livre comme du livre de quelqu'un qui les connait.

Chitry-les-Mines

Chitry-les-Mines - Place Jules Renard

jeudi 3 janvier 2013

Journal du 3 janvier 1902

Louis Paillard a réveillonné dans un petit café. On a chanté. Ceux qui n'ont pas chanté ont payé une bouteille de champagne. Lui, il a récité une poésie de Jehan Rictus, La Misère, et on l'a tellement turlupiné qu'il a dit des vers de Victor Hugo.

mercredi 2 janvier 2013

Journal du 2 janvier 1890

On peut être poète avec des cheveux courts.
On peut être poète et payer son loyer.
Quoique poète, on peut coucher avec sa femme.
Un poète, parfois, peut écrire en français.

mardi 1 janvier 2013

Journal du 1er janvier 1894

Il a chassé le naturel: le naturel n'est pas revenu.

Un voeu

Le vœu formulé pour 2012 ne s'étant pas réalisé, je le renouvelle pour 2013:

Tout homme devrait scier le bois dont il se chauffe. 

(Jules Renard, Nos frères farouches - Ragotte, 1908)