samedi 8 décembre 2012

La mode au temps de Jules Renard 1/2

La mode, dans toute sa tyrannie, a fait son apparition; si vous le voulez bien, nous allons lui consacrer quelques instants de nos loisirs, tâcher de l'expliquer de notre mieux. Au premier abord, on se laisserait aisément persuader que les modifications qu'elle apporte cette année sont de minime importance; que la robe de l'année dernière pourrait à la rigueur tenir tête à celle fraîchement éclose de la saison. Ah! s'il n'y avait pas les nuances! Mais il y en a tant! Vous devez les voir; en être touchée; renier le passé; ouvrir votre esprit, et plus encore votre bourse, à qui nos créatrices font appel avec tant de malices.
La robe en drap, ou vigogne pour le jour; le vert foncé, le violet, le bleu marin, sont bien portés. Le sombre et la façon simple de cette toilette en justifieraient le nom, La trotteuse, si la longueur de la jupe n'y mettait pas quelque entrave. Je la désignerais plus volontiers La balayeuse.
La jupe plate se maintient, mais elle a encore augmenté son ampleur, tout en biaisant de plus en plus vers la taille. L'ampleur, ainsi refoulée dans ses derniers retranchements, devient un problème que seules nos grandes faiseuses savent résoudre.
Le corsage est en pleine révolution. Il ne veut se laisser limiter aux hanches; il s'est souvenu d'un sort meilleur sous les glorieux règnes de Louis XII et Louis XV. La grande basque n'est plus une vision fugitive, mais bien une adaptation très heureuse de nos corsages, un refuge pour hanches critiquables. La dissimulation ainsi autorisée est un grand progrès.
Le corsage même est sujet à toutes les variantes possibles; mais il est avant tout appelé à épouser la forme du buste, au besoin à en augmenter la grâce et en diminuer le volume.
La mousseline de soie - non la sainte mousseline de nos mères - est toujours à l'ordre du jour, ainsi que la dentelle haute et précieuse autour du décolletage, plus carré que pointu.
Ne vous refusez pas les ornements en pierreries fines: émeraudes, rubis, opales turquoises;  et n'allez pas vous égarer dans de fausses conclusions morales; votre sincérité ne se trouvera pas atteinte, vos parures ne risqueront rien à côtoyer leurs fausses-sœurs.
Suite demain.
(Étoile filante, alias Marcel Proust, 19 ans, Le Mensuel, décembre 1890. Cité dans: Marcel Proust Le Mensuel retrouvé, Éditions des Busclats, p. 99.)

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