mercredi 22 mai 2013

Un texte non inédit de Jules Renard 3/3

Suite d'hier.
- Je me connais, se dit M. Vernet, je suis fichu; je m'interroge et je sens que j'irai jusqu'au bout de mon questionnaire: c'est inutile de résister à la tentation d'être logique: la peur du ridicule ne m'arrêtera pas; après la chasse, la pêche! Un jour quelconque, à la chasse, après un de mes crimes, je me suis dit: de quel droit fais-tu ça? La réponse était toute prête. On s'aperçoit vite qu'il est répugnant de casser l'aile d'une perdrix, les pattes d'un lièvre. Le soir, j'ai pendu mon fusil à un clou, mon fusil qui ne tuera plus. L'odieux de la pêche, moins sanglante, vient seulement de me frapper.
À ces mots, M. Vernet vit le bouchon de sa ligne qui se promenait sur l'eau comme animé, comme par défi. Il tira machinalement une fois de plus. C'était une une perche hérissée, épineuse, qui, comme toutes ses pareilles, avait avalé l'hameçon jusqu'au ventre. Il fallut l'extraire, arracher de la chair, déchirer les ouïes de dentelles rouges, se poisser les mains de sang.
Ah! il saignait, celui-là, il s'exprimait!
M. Vernet roula sa ligne, cacha au pied d'un saule les deux poissons qu'une loutre y trouverait peut-être et s'en alla.
Il semblait plutôt gai et méditait en marche.
- Je serais sans excuse, se disait-il. Chasseur, même si je pouvais m'offrir avec mon argent d'autres viandes, je mangeais du moins le gibier, je me nourrissais, je ne donnais pas la mort uniquement par plaisir, mais Mme Vernet rit bien, quand je lui apporte mes quelques poissons raides et secs, et que je n'ose même pas, honteux,la prier de les faire cuire. C'est le chat qui se régale. Qu'il aille les pêcher lui-même.Moi je casse ma ligne!
Cependant, comme il tenait encore les morceaux brisés, M. Vernet murmura, non sans tristesse:
- Est-ce enfin devenir sage, est-ce perdre déjà le goût de vivre?
Fin
(Jules Renard, Vers et prose, janvier-février-mars 1910)

Edit: Merci au lecteur de ce blog qui signale que "ce texte est tiré des Histoires Naturelles sous le titre Poissons page 140 (La Pléiade)".

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