jeudi 16 mai 2013

Un bijou signé Jules Renard 3/3

Dédèche est mort

Suite d'hier.
- Je vais voir.
- Encore cinq minutes!
Nos oreilles bourdonnent.  Ne croirait-on pas qu'un chien hurle quelque part, au loin, le chien du braconnier?
enfin le plus courageux de nous disparaît et revient dire d'une voix qu'on ne lui connaissait pas:
-C'est fini!
Mademoiselle laisse tomber sa tête sur le lit et sanglote. Elle cède aux sanglots, comme on a le fou rire, quand on ne voulait que rire.
Elle répète, la figure dans l'oreiller:
- Non, non, je ne boirai pas mon chocolat ce matin!
A la maman qui lui parle de mari, elle murmure qu'elle restera vieille fille.
Les autres rattrapent à temps leurs larmes. Ils sentent qu'ils pleureraient tous et que chaque nouvelle source ferait jaillir une source voisine.
Ils disent à Mademoiselle:
- Tu es bête, ce n'est rien!
Pourquoi rien! C'était la vie! et nous ne pouvons pas savoir jusqu'où allait celle que nous venons de supprimer.
Par pudeur, pour ne pas avouer que la mort d'un petit chien nous bouleverse, nous songeons aux êtres humains déjà perdus, à ceux qu'on pourrait perdre, à tout ce qui est mystérieux, incomprhéensible, noir et glacé.
Le coupable se dit: "Je viens de commettre un assassinat par trahison."
Il se lève et ose regarder sa victime. Plus tard, nous saurons qu'il a baisé le petit crâne chaud et doux de Dédèche.
- Ouvre-t-il les yeux?
- Oui, mais des yeux vitreux, qui ne voient plus.
- Il est mort sans souffrir?
- Oh, j'en suis sûr.
- Sans se débattre?
- Il a seulement allongé sa patte au bord de la corbeille, comme s'il nous tendait encore une petite main.
Fin
(Jules Renard, Vers et prose, janvier-février-mars 1910 et Histoires naturelles.)

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