mercredi 31 octobre 2012

Journal du 31 octobre 1895

Jules Renard, maire de Chaumot, c'est ça qui fera bien sur la couverture de mes livres.

Jules Renard vu par René Benjamin 7/10

Henry Becque et Jules Renard ou la comédie vingt siècles après J.-C.
Conférence de M. René Benjamin (extrait)
Suite d'hier.
Oui, cette enfance avait été terrible, et elle fait bien comprendre qu'il se soit recroquevillé, qu'il ait été un guetteur à l'affût, qu'il ait fait de la littérature d’encoignure.  Mais ce qu'il y a de beau, c'est qu'après être devenu amer parce qu'il avait été dans la vie Poil de Carotte, il a cessé un instant de l'être en écrivant le même Poil de Carotte. C'est qu'il retrouvait la vie vraie, qui l'avait atteint jusqu'aux entrailles; en sorte qu'avant même de songer à faire de l'amertume tout naturellement, il était un homme.
Pourtant, il n'a pas échappé tout à fait, en peignant son enfance, à ce que j’appellerai son petit renardien. Il était né à Chitry-les-Mines, ce n'était pas pour rien! il ne sortait pas du salon de Mme Chavigny!
Il y a donc une première scène de confession assez longue entre Poil de Carotte, avec ses bourraquins sur le front, comme dit M. Lepic, et Annette, une servante qui vient s'engager. Là il y a une délicieuse pudeur de la part de Poil de Carotte, par conséquent de la part de Renard...
Suit un long extrait de Poil de Carotte.
Messieurs, là, Jules Renard a souffert, et il a comme crié. il n'était plus amer; il a fait un chef-d’œuvre.
Suite demain.
(René Benjamin, Conférencia, n°10, 1er mai 1926.)

mardi 30 octobre 2012

Journal du 30 octobre 1905

On entend des voix. D'où viennent-elles? Personne. Ce sont les arbres qui parlent.

Jules Renard vu par René Benjamin 6/10

Suite d'hier.
Comparez, s'il vous plaît, un instant , ces pièces délicieuses entre un homme et une femme, à ce que l'adorable Musset nous a légué! Retournez à Un Caprice, ce soir. Ah! Je me doute bien de ce qu'un Jules Renard devait penser d'Un Caprice! Il devait dire: "M. de Chavigny et Mme de Lérys, des nobles, des heureux..., des poseurs!" Mais je suis sûr qu'il pensait qu'un cheval de sang était un poseur! Il aimait mieux, sûrement, un bon percheron entre les brancards d'un tombereau, car alors là, lui, Jules Renard, se sentait un peu supérieur, il pouvait le blaguer, n'est-ce pas...en faisant une "histoire naturelle"! Donc allez voir comment M. de Chavigny parle à Mme de Lérys; en effet, c'est peut-être un peu mondain et Jules Renard, évidemment, a fait le sien plus prosaïque, exprès, parce qu'il s'est dit: "Moi, j'ai les pieds en terre, moi, je suis de la bonne province, moi, je n'ai pas un salon, je ne suis pas un parisien (on le voit avec son front têtu) moi, je ne suis pas un malin!"  Et il a l'air d'avoir un avantage de sincérité sur le charmant Musset.
Seulement, tout à coup, au milieu du papillotement mondain et printanier de ce grand poète, tout à coup, comme une flèche, il y a l'éclat du coeur. Tout à coup, dans l'âme du spectateur il y a l'éveil de la douleur humaine. Tout à coup, sur la scène, il y a Mme de Chavigny aux pieds de son mari, et elle le supplie. Ah: là, nous sommes revenus à la vie, telle que nous la côtoyons tous les jours: celle qui fait souffrir le coeur des hommes.
Eh bien! c'est là où je voulais en arriver - en analysant le Plaisir de rompre et le Pain de ménage, pour... n'y plus revenir, pour les classer, pour atteindre, enfin, à ce qu'il y a de mieux - cette souffrance sans amertume, cette souffrance tout court, Jules Renard, une fois dans sa vie l'a eue; et alors, une fois dans sa vie, il a été grand: c'est quand il a écrit Poil de Carotte. Avec cette pièce-là, nous nous dégageons pendant une grande scène au moins, de la funeste amertume. Et, - cas bien curieux, - s'il eut jamais une occasion d'être amer ce fut là, puisqu'il traitait précisément le sujet d'où était née l'amertume même de sa vie: son enfance!
Suite demain.
(René Benjamin, Conférencia, n°10, 1er mai 1926)

lundi 29 octobre 2012

Journal du 29 octobre 1899

Y être de ma résignation comme une peau tannée.

Jules Renard vu par René Benjamin 5/10

Suite d'hier.
Puis, Messieurs, en 1914, la guerre est venue, et je vous jure qu'il m'a suffit, le 8 août, de voir l'Allemand entrer dans la Lorraine et y brûler systématiquement, délibérément les villages, avant même d'avoir tiré un coup de fusil, pour jeter par-dessus moi, comme un sac de soldat trop lourd, toute la littérature de Renard, de Becque et de tous ceux qui avant tout aimaient la forme et les attitudes.
Je dis: "La littérature de Becque, la littérature de Renard..." Et je sens bien que je suis injuste. Je sens bien que s'ils étaient encore vivants ils souffriraient de cette violence comme ils n'ont cessé de souffrir toute leur vie de ce qu'ils entendaient...ou de ce qu'ils pressentaient, et je tiens loyalement à me rattraper sur un point qui me semble aussi indiscutable que les autres.
Quand Jules Renard a fait, messieurs, un acte comme  Le Plaisir de rompre, il n'a écrit qu'une chose amère et légère où un homme et une femme, en face l'un de l'autre, se regardent, se guettent et vont se séparer parce qu'ils se marient chacun de leur côté, essayant, avec un égoïsme forcené, d'avoir l'un sur l'autre un dernier avantage. On se juge, et c’est à qui sera le plus spirituel. Acte charmant si on ne cherche pas plus loin, et ma foi, demi-heure délicieuse à passer. Mais ce n'est, encore une fois, qu’œuvre d'homme de lettres et d'homme de lettres amer qui se dit:
- Je vais être profond. Pour être profond, il faut que j'étonne. Pour étonner, il faut que je détonne. Pour détonner, il faut bien que je soit un peu cynique.
Toujours la même histoire! Il l'a été aussi dans Le Pain de ménage, qui semble être d'une qualité supérieure, mais qui le semble seulement. C'est bien entendu une très jolie chose. Mais..."la jolie chose" ne suffit pas aux gens de bien, complètement bien. Ecoutez-moi ces deux êtres, encore un homme et une femme, en présence. Marthe est venue causer avec son ami Pierre, un soir, à la campagne, tandis que son mari dormait, revenant de la chasse. Et lui, de son côté, il a laissé sa femme avec les enfants; elle les veille. Ils parlent donc entre eux. On sent s'établir cette sentimentalité si facile entre une jolie femme et un homme d'esprit.
Suit un court extrait de la pièce.
Toujours la méfiance de l'intelligence! Homme de lettres! Homme de lettres!
Suite demain.
(René Benjamin, Conférencia, n°10, 1er mai 1926)

dimanche 28 octobre 2012

Journal du 28 octobre 1904

Un plat doré, chaud, un magnifique champ de purée de pomme de terre.

Jules Renard vu par René Benjamin 4/10

Suite d'hier.
Ce qu'il faut ajouter et vous représenter, c'est l'accent de cette dernière phrase, la profondeur, la gravité de la note dont il accompagnait son conseil, pour moi inoubliable. Aussi je me rappelle non seulement combien je l'ai aimé, mais je me souviens de la douleur profonde que j'ai éprouvée, un soir, en apprenant que Jules Renard était mort, et jeune, à quarante-cinq ans. J'étais, à ce moment là, rédacteur au Gil-Blas. Il était six heures du soir. Je me souviens très bien de la pâleur que j'ai eue, mon sang se réfugiant dans mon coeur. Le chef des informations me dit alors:
- Benjamin, vous êtes seul à le connaître, ici; si Nozière n'arrive pas avant sept heures, c'est vous qui aller faire l'article.
Eh bien! vraiment! j'avais la main qui tremblait comme le coeur, et j'aurai désiré par-dessus tout, le lendemain matin, dire comme je l'aimais. Mais naturellement Nozière est arrivé à sept heures moins le quart! Et...et il l'a fait dans la perfection, car il l'adorait, lui aussi.
C'est pour vous donner une idée de ce qu'a été notre jeunesse que je vous raconte cet incident particulier. Nous étions quelques uns fervents de Jules Renard. Il nous semblait qu'il nous avait appris à mieux écrire, et, surtout, à mieux sentir en nous méfiant de faire du sentiment.  Il faut bien dire qu'en étant homme de lettres, il a été un grand honnête homme. Mais après lui, j'ai eu d'autres maîtres, suivant le mouvement de ma génération. Après lui, j'ai été l'ami d'un homme comme Elémir Bourges, qui m'a dit tout le contraire.
-Prenez garde, surtout, de bien conserver toute votre chaleur. Ne vous méfiez pas de vous-même. Ne devenez pas froid comme une corde de puits; n'écoutez pas les hommes de lettres qui, tous, essaierons de vous rafraîchir.
Suite demain.
(René Benjamin, Conférencia, n°10, 1er mai 1926.)

samedi 27 octobre 2012

Journal du 27 octobre 1895

La nature n'est pas définitive: on peut toujours lui ajouter.

Jules Renard vu par René Benjamin 3/10

Suite d'hier.
Je l'ai connu et je peux dire que je l'ai aimé! Je ne l'ai pas aimé après l'avoir connu, je l'ai aimé avant. Vous savez ce qu'a été notre jeunesse, celle des hommes qui ont aujourd'hui mon âge, la jeunesse d'avant guère. Elle n'a pas été très reluisante! Nous avons eu, en grande partie, nos sentiments et nos idées, nourris par le croque-notes en question, par l'amertume de Becque et par les voluptueuses cadences inutiles de M. France. Il y avait évidemment le Dieu Barrès. Mais il était isolé par nature.
Aimant, comme je l'ai aimé, Jules Renard et croyant en lui, étant à cet âge, où l'art pour l'art existe, où il me semble...qu'on trahirait son ami pour une belle phrase, un jour que j'avais un manuscrit - j'étais fort jeune, vingt-quatre ou vingt-cinq ans- un manuscrit de théâtre qui était parfaitement absurde, mais dont l'absurdité me charmait, j'ai été tout droit le trouver. Je suis entré dans une petite pièce aussi étriquée que lui, oui, il m'a reçu sèchement, me disant simplement:
- Revenez dans huit jours. Au revoir, monsieur!
Rien de plus. Je me suis gardé de mon côté, de rien ajouter. Je suis revenu huit jours plus tard; il m'a lavé la tête, ah! j'en ai le souvenir pour la vie! - en grand honnête homme, d'ailleurs,  qui se dit: 
- Je ne connais pas cet adolescent; il m'est totalement indifférent, mais j'ai une vérité à lui dire; je la lui dis!
Il m'a démontré avec précision que mon manuscrit était la nullité même, et il m'a appris - voilà l'important - qu'il fallait réfléchir sur soi.
L'art, m'a-t-il dit, n'a aucun rapport avec la vie... (j'ai la phrase dans l'oreille!) Il s'agit de cette vie de tirer l'essentiel, c'est-à-dire... de l'essence! Vous m'apportez un manuscrit qui a cent cinquante pages: il faut qu'il soit réduit à trente, à vingt! Il faut faire du La Bruyère; il faut...faire le contraire de ce que vous faites... Il faut, surtout, réprimer vos élans.
Suite demain.
(René Benjamin, Conférencia, n°10, 1er mai 1926.)

vendredi 26 octobre 2012

Journal du 26 octobre 1896

Il faudrait écrire en patois comme Rabelais ou Montaigne.

Jules Renard vu par René Benjamin 2/10

Suite d'hier.
Voilà comment il était fait. Il tenait passionnément à un mot, un pauvre mot. Il passait toute une journée à y penser, à le désirer, à le regretter, à le vouloir, à se dire: " Comme ça ferait bien..., dans mon livre!"
Un mot, hélas! ce n'est qu'un mot, c'est-à-dire rien du tout! "Des mots, des mots!"  s'écriait Hamlet. Nous vivons dans un pays où il y a pas mal de gens d'esprit, surtout dans cette capitale où tout le monde se donne rendez-vous. Or, si le pays meure de quelque chose, vous savez bien que c'est d'avoir trop d'hommes qui font des mots! Les avocats en font, au lieu d'être  vrais et de sauver leurs clients. Les magistrats en font, au lieu d'être justes et d'appliquer la loi.  Les médecins en font...sur les morts. Les parlementaires...sur la vie du pays.  Et les romanciers et les auteurs dramatiques en font, au lieu de faire de vrais pièces et de vrais romans. c'est effrayant! Sort malheureux de Jules Renard! 
Bien supérieur aux mots qu'il faisait, il a pourtant, tout au long de sa vie, fait des mots, en étant jaloux de ceux qui en faisaient d'autres.  Mais nous, lecteurs, que disions-nous? Nous disions: "Grand Dieu, que ça m'est égal!" Dix mots de plus  dans un livre, cela ne fait pas un bon livre! Vous n'avez, en rentrant chez vous, qu'à lire Manon Lescaut, il n'y a pas un mot d'esprit, et ce poète n'était pas une buse!
Messieurs, l'esprit ne compte pas! L'intelligence et le cœur, oui; mais les petits mots, plaisanterie!  Et je m'apitoie sur Jules Renard qui a passé sa vie, volontairement à se diminuer de la sorte.
Suite demain.
(René Benjamin, Conférencia, n°10, 1er mai 1926.)

jeudi 25 octobre 2012

Journal du 25 octobre 1905

Grosse dame. Encore une qui ne mourra pas de langueur à la chute des feuilles.

Jules Renard vu par René Benjamin 1/10

Henry Becque et Jules Renard ou la comédie vingt siècles après J.-C.
Conférence de M. René Benjamin (extrait)
Jules Renard venant tout de suite après Becque a été fort impressionné par lui, il n'y a aucun doute. Il avait un autre tempérament, mais il avait aussi le même vice, qui était d'être homme de lettres d'abord et avant tout. Bien mieux, il voulait l'être et, de ce fait, il l'a été plus magnifiquement encore que Becque; il l'a été au point de ne vivre que par rapport à la littérature, de ne jamais s'abandonner, de n'avoir en vue que le livre à faire, de le préparer toujours, de ne cesser de prendre des notes. Il notait tout ce qu'on disait autour de lui. C'était le notateur type. Il a écrit avec amertume, un jour de tristesse:
"Au fond, je n'aurai été qu'un croque-notes littéraire."
Nous allons voir tout à l'heure qu'il a été mieux que cela, mais, enfin, c'est lui qui s'est jugé. Et le fait est qu'il notait d’une façon presque puérile.
Je ne sais si,  dans notre vie, hélas, trop pressée, vous avez eu le temps de lire des articles de M. de Pawlowski. Cet homme est pour moi une joie des plus sûres. Remarquez que je ne le connais pas. Mes paroles ne sont pas au service de l'amitié. Je n'ai pas à l'aduler.  Or, il a publié récemment un article dans le journal Les Annales, un article sur Jules Renard, qui est un chef d’œuvre. Et il y raconte que Jules Renard, un jour, étant à la campagne avec Lucien Guitry, voit s"envoler devant lui d'un sillon des papillons blancs.
Lucien Guitry, qui ne manquait pas d'à-propos, compare les papillons qui s'envolent à de petits morceaux d'une lettre d'amour qui partirait dans le ciel. Renard le regarde de son œil de côté... (Vous connaissez la tête de Renard, ce grand front têtu, cet œil rond de gallinacé) il le regarde et dit, rongé tout de suite par l'envie: "Quel malheur que je n'aie pas trouvé ça!" Il passe une fort mauvaise journée. La campagne n'a plus pour lui ni odeur, ni attrait. Et le soir, brusquement, au dîner, n'en pouvant plus, il dit à Guitry: "Est-ce que vous me le donneriez?"
Lucien Guitry qui ne sait plus du tout de quoi il s'agit, demande des explications. Alors Renard fait des aveux, Renard est humble:
-J'en aurai besoin pour...
-Mais prenez, mon cher, prenez, dit Lucien Guitry, en riant.
Suite Demain
(Conférencia, journal de l'université des annales, n°10, 1er mai 1926.)

mercredi 24 octobre 2012

Journal du 24 octobre 1892

On voulut donner à une rue le nom de cet enfant du village, mais à quelle rue? A vrai dire, il n'y en avait pas. On songea à débaptiser le village.

À propos de Baudelaire

Mon cher Rivière,
Une grave maladie m'empêche malheureusement de vous donner, je ne dis même pas une étude, mais un simple article sur Baudelaire. Tenons-nous en faute de mieux à quelques petites remarques. Je le regrette d'autant plus que je tiens Baudelaire - avec Alfred de Vigny - pour le plus grand poète du XIXe siècle. 
Je ne veux pas dire par là que s'il fallait choisir le plus beau poème du XIXe siècle, c'est dans Baudelaire qu'on devrait le chercher. Je ne crois pas que dans toutes Les Fleurs du mal, dans ce livre sublime mais grimaçant, où la pitié ricane, où la débauche fait le signe de la croix, où le soin d'enseigner la plus profonde théologie est confié à Satan, on puisse trouver une pièce égale à Booz endormi. Un âge entier de l'histoire et de la géologie s'y développe avec une ampleur que rien ne contracte et n'arrête, depuis. 
La Terre encor mouillée et molle du Déluge
Jusqu'à Jésus-Christ:
En bas un roi chantait, en haut mourait un Dieu.
Ce grand poème biblique (comme eût dit Lucien de Rubempré: "Biblique, dit Fifine étonnée?") n'a rien de sèchement historique. Il est perpétuellement vivifié par la personnalité de Victor Hugo qui s'objective en Booz...
(Marcel Proust, Essais et articles, Après la guerre, La Pléiade, p. 619.)

mardi 23 octobre 2012

Journal du 23 octobre 1896

Maman à notre départ, remet une caisse à Marinette. Il y a un poulet, du beurre, et elle dit: - Surtout, renvoyez moi bien la caisse! Soignez-la bien.
Et elle fait l'éloge de sa caisse. Elle sait bien que Marinette la lui renverra, avec du café, dedans, et de bonnes choses de Paris.

L'Homme ligoté

Suite d'hier.
On nomme d'abord la bête, on nous décrit en termes précis son mouvement et on va même, par delà les apparences, jusqu'à supposer ce qu'on ne voit pas, car les expériences antérieures, comme aussi bien les monographies des spécialistes, nous enseignent que les araignées se promènent au bout d'un fil. Rien de plus rassurant, de plus positif que ce premier membre de phrase.
Le second, avec le mot de "nager", a pour fonction, au contraire, de rendre la résistance  insolite que l'air semble opposer à l'araignée, fort différente de celle qu'il oppose, par exemple, à l'oiseau, à la mouche. Seulement, celui-ci est annulé par celui-là. Puisqu'on nous fait savoir que l'araignée glisse au bout du fil, puisqu'on nous révèle l'existence de ce fil que nous ne voyons pas, puisqu'on nous donne à entendre que c'est là la réalité, le vrai, l'image reste en l'air, sans base solide, elle nous est dénoncée, avant même que nous la connaissions, comme une traduction mythique de l'apparence, quand ce n'est pas comme une pure irréalité, bref, comme une fantaisie de l'auteur. Ainsi introduit-on un temps fort et un temps faible dans la phrase, puisque le premier terme est solidement piété dans un univers social et scientifique que l'auteur prend au sérieux, tandis que le second s'achève dans en gracieuse fumée.
C'est là le gauchissement qui menace toutes les images de Renard et qui les détourne vers la "cocasserie", la "gentillesse", qui en fait autant d'évasions hors d'un réel ennuyeux et parfaitement connu vers un monde parfaitement imaginaire qui ne peut en rien éclairer la prétendue réalité.
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, situations I, Gallimard, 1947.)

lundi 22 octobre 2012

Journal du 22 octobre1905

- Oui,  vous êtes intelligent, vous comprenez tout, et vous aurez le temps de tout comprendre, car jamais l'extase ne vous arrête; et l'extase, seul l'artiste la connaît.

L'homme ligoté

Suite du 13 octobre.
Par surcroît, Renard a beau être nihiliste et pessimiste, il croit docilement à l'univers de la science; il est même persuadé que le monde scientifique et celui qu'il observe sont un seul et même monde. Les sons qui frappent son oreille, il sait que ce sont des vibrations de l'air; les couleurs qui frappent ses yeux sont des vibrations de l’éther. Aussi ne trouve-t-il rien: son univers étouffe dans l'armature philosophique et scientifique qu'il lui a donnée. L'observation le lui livre dans ses grands traits banaux; l'univers qu'il voit, c'est l'univers de tout le monde. Et pour ce qu'il ne voit pas, il fait confiance à la science.
En un mot, le réel auquel il a affaire est déjà tout construit par le chosisme du sens commun. Aussi la plupart de ses notations sont composées de deux membres de phrase dont le premier, solide, précis, défini, restitue l'objet tel qu'il apparaît au sens commun, et dont le second, réuni à l'autre par le mot "comme", est l'image proprement dite. Mais, précisément parce que toutes les connaissances sont réunies dans le premier membre de phrase, le second ne nous apprend rien; précisément parce que l'objet est déjà constitué, l'image ne saurait nous en découvrir les structures. Voyez celle-ci, par exemple: "Une araignée glisse sur un fil invisible, comme si elle nageait dans l'air".
Suite demain.
(Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947.)

dimanche 21 octobre 2012

Journal du 21 octobre 1889

Un La Bruyère en style moderne, voilà ce qu'il faudrait être.

Le martin-pêcheur

Ça n'a pas mordu, ce soir, mais je rapporte une rare émotion.
Comme je tenais ma perche de ligne tendue, un martin-pêcheur est venu s'y poser.
Nous n'avons pas d'oiseau plus éclatant.
Il semblait une grosse fleur bleue au bout d'une longue tige. La perche pliait sous le poids. Je ne respirais plus, tout fier d'être pris pour un arbre par un martin-pêcheur.
Et je suis sûr qu'il ne s'est pas envolé de peur, mais qu'il a cru qu'il ne faisait que passer d'une branche à une autre.
(Jules Renard, Histoires naturelles, Œuvres II, Pléiade, p. 155)

samedi 20 octobre 2012

Journal du 20 octobre 1896

Un homme actif comme s'il était plusieurs.

Actualité, le Cabaret du Chat Noir.

Le Musée du Montmartre présente l'exposition Autour du Chat Noir du 13 Septembre 2012 au 13 Janvier 2013 ; à travers plus de 200 œuvres, le musée nous invite à découvrir le "cabaret le plus extraordinaire au monde", le Cabaret du Chat Noir ! 
Autour du Chat Noir, l'exposition visible au Musée de Montmartre du 13 Septembre 2012 au 13 Janvier 2013 revient sur l'histoire d'un lieu mythique de Paris, le Cabaret du Chat Noir... 
Aussi, le Musée de Montmartre nous dévoile les coulisses du Chat Noir, ce cabaret du siècle dernier qui fit tant parler de lui grâce aux artistes et écrivains qui venaient y converser : Edouard Vuillard, Claude Debussy, mais aussi Emile Cohl et Henri de Toulouse-Lautrec participèrent à l'âme de cet espace si inhabituel. Il faut signaler que le Cabaret du Chat Noir fut le premier à disposer de l'autorisation de jouer du piano, ce qui attira grand nombre de musiciens ! 
Le Chat Noir, crée par Rodolphe Salis en 1881, n'est pas un cabaret de joie mais de culture, à l'image des Salons philosophiques des Lumières où se retrouvaient les penseurs ; au Chat Noir, "on coudoie les hommes les plus illustres de Paris, qui s'y rencontrent avec des étrangers venus de tous les points du globe". 
 Ce Cabaret, malgré sa disparition dans les années 1920, témoigne encore de l'attrait artistique pour le quartier de Montmartre : le Cabaret, mythique, est gravé dans la mémoire collective et sa notoriété n'a rien à envier aux autres cabarets de Montmartre, dont le Moulin Rouge.

vendredi 19 octobre 2012

Journal du 19 octobre 1887

Quelle chance contraire empêche certain monsieur de trouver dans les Roses le signe de merveilles à venir, et de m'envoyer une rente annuelle de 2.400 francs

Jules Renard vu par Jules Claretie 4/4

Suite d'hier.
Et le Jean Morin ami de l'écrivain, le laboureur lamartinien, ne songe pas à cette Académie qui va élire aujourd'hui deux membres nouveaux. Je sais des cousins de Jean Morin qui sont plus ambitieux. Un très brave homme, que je ne nommerai point, m'écrit le plus naïvement du monde: " Monsieur, je vous en prie, je suis ancien soldat et médaillé de la médaille militaire (comme M. Melchior de Vogüé). J'ai tous mes papiers et tous mes certificats. Parlez de moi à vos amis. Faites-moi nommer à l'Académie. Je vous serai reconnaissant de m'annoncer la nouvelle vendredi matin. Je l'attends avec impatience. Ayez la bonté de faire imprimer cent ou cent cinquante bulletins à mon nom et de les distribuer autour de vous. Je vous rembourserai après l'élection cette petite dépense. Votre reconnaissant..."
Et en post-scriptum: "Je pourrais faire agir des protecteurs. J'aime mieux pas!"
Oh! ce post-scriptum! Tout l'esprit de la France contemporaine est là. On ne croit qu'aux protections, on n'a foi que dans les recommandations. Être pistonné, comme disent les candidats. Avoir un piston! Tout candidat évincé crie à l'intrigue. Le brave ancien troupier qui demande une place à l'Académie, comme il demanderait une recette buraliste, est d'ailleurs un respectueux et un croyant. Il pourrait mettre en mouvement des pistons. Il "aime mieux pas". Mais comme il a les plus grandes chances de n'être point nommé, peut-être deviendra-t-il aigri et criera-t-il  au népotisme. Alors en avant les pistons! En avant les protecteurs! En avant les apostilles!
La chèvre de Jules Renard, aussi brave et batailleuse que la chèvre de M. Seguin, rencontrera peut-être un jour, dans la grand'rue de son village nivernais, des requêtes pareilles à celle de mon candide correspondant et elle les broutera bien vite, comme les affiches de l'Officiel. C'est ce qu'elle aura de mieux à faire.
Fin.
(Jules Claretie, La vie à Paris, G. Charpentier, 1911) 

jeudi 18 octobre 2012

Journal du 18 octobre 1904

Hier, Paris m'a paru une ville sale, triste, ignoble, qui ne mérite pas que ça coûte si cher d'y vivre. Jamais vu tant de monde dans les rues: on les refuse donc au métro?
Une femme me demande: - La rue Tronchet, s'il vous plaît, monsieur?
- La rue Tronchet? Attendez-donc, ce doit être à droite.
Et, levant les yeux, je vois que nous sommes dans cette rue.

Jules Renard vu par Jules Claretie 3/4

C'est enfin - admirable profil de paysan de France - le laboureur Jean Morin, qui sa journée finie, la vache rentrée à l'étable, allume sa lampe et (mieux que la chèvre errante) lit, - oui, chose incroyable, lit Lamartine, lit Hugo, et à son tour, rimaille et exprime sa pensée en des vers naïfs qui en valent bien d'autres. "Il reste de la terre à ses doigts qui tiennent le porte-plume." Certes, mais cette âme de paysan a son idéal, et Jules Renard en est touché.
"Si tu veux labourer droit et profond, pousser allègrement ton sillon jusqu'au bout accroche ta charrue à une étoile!" a dit un poète d'Amérique. Et l'auteur des Mots d'écrit ajoute: " Honneur au paysan Jean Morin! Il vit pauvre de fortune et riche d'idéal. Il accroche sa charrue à une étoile!"
Les autres œuvres de Jules Renard sont célèbres. Je signale celle-ci à ceux qui ne connaissent point les Cahiers nivernais. Ces pages sont des modèles de polémique supérieure.
(Jules Claretie, La vie à Paris, G. Charpentier, 1911)

mercredi 17 octobre 2012

Journal du 17 octobre 1896

Barrès fait de la politique comme Jules Favre a fait des vers.

Jules Renard vu par Jules Claretie 2/4

Suite d'hier.
L'auteur des Mots d'écrit - dont on doit publier dans les Cahiers nivernais un volume de discours, discours d'un maire de village à ses administrés, sortes de causeries de plein air au seuil de quelques fermes - se plait à tracer des silhouettes de paysans et de paysannes, d'humbles et curieuses scènes et croquis d'élection à Chaumot ou à Chitry, et l'observateur pénétrant qu'est Jules Renard nous trace là une série de tableaux quasi intimes qui donneront à l'avenir de précieux renseignements sur l'état d'âme des ruraux de notre temps. C'est le brave homme d'électeur qui, sur la route qui mène au scrutin, crie avec "une colère amusante contre lui-même":
- Je ne veux plus voter comme une bête! Je ne veux plus voter comme une bête!
C'est la pauvre femme abandonnée qui, mère de quatre enfants, est forcée de quitter le village nivernais où elle est réfugiée et d'aller ailleurs, par les chemins, pourquoi? Parce qu'on dit d'elle, en ce petit pays: "C'est une étrangère!"
C'est une distribution de prix dans une école communale, où les prix sont trop peu nombreux parce qu'on n'a pas assez d'argent, et où les livrets de caisse d'épargne manquent parce que personne n'en offre. Et on distribue des paroles et du vent à ces petits (ô Poil de Carotte!) qui attendent vainement de beaux livres, des images et des couronnes.
C'est la constatation de la pénurie de lecteurs que rencontre le Journal officiel, édition des communes affichée au mur des mairies. Seules les chèvres en font leur profit. "L'une d'elles n'en rate pas un numéro. Elle se dresse sur ses pattes de derrière, appuie celles de devant sur l'affiche, remue ses cornes et sa barbe, agite la tête de droite à gauche, comme une vieille dame qui lit, et rien ne nous autorise à croire qu'elle ne sait pas lire. Sa lecture finie, comme cette feuille officielle sent la colle fraiche, notre chèvre la mange. Après la nourriture de l'esprit, celle du corps. ainsi rien ne se perd dans la commune."
Et Jules Renard, admirable pince-sans-rire, regrette que cette chèvre, unique lectrice de l'Officiel et nourrie des séances de la chambre, ne vote pas.
Suite demain.
(Jules Claretie, La vie à Paris, G. Charpentier, 1911)

mardi 16 octobre 2012

Journal du 16 octobre 1904

Étudier sans livres.

Jules Renard vu par Jules Claretie 1/4

Un Jules Renard, avec l'acuité de son esprit et la précision de son style, eût fort bien analysé la différence qui existe entre un cœur simple par exemple et un cœur échauffé. Et il eût apporté dans son œuvre cette pitié qui nous émeut aux accents si poignants de Poil de Carotte. Une confession douloureuse et de la douleur sans phrases. Quelle vérité dans l'étude de cette âme d'enfant! Jacques Vingtras restait romantique en son ironique tristesse. Poil de Carotte est émouvant par sa résignation et son réalisme.
Jules Renard, fut un Parisien qui aimait d'amour la campagne, les champs, ou plutôt un campagnard qui aimait de Paris cette atmosphère électrique, cet air subtil, ce je ne sais quoi d'échauffant dont ne se peuvent passer ceux qui l'ont une fois respiré. Sa joie pourtant était de retrouver son coin de terre natale, son village, le logis nivernais qui, modeste, portait le même nom qu'un palais impérial: la "Gloriette". Il était maire de son village, comme l'avait été Sardou, mais ce n'est pas lui qui eût raillé "nos bons villageois".
Il aimait les paysans, et il en a parlé comme Michelet, avec moins de lyrisme et autant de sympathie profonde. Certaines de ces pages me font penser aussi à de telles confidences de P.-J. Proudhon, autre paysan parisiané. Jules Renard donnait volontiers à L'Écho de Clamecy de courts articles qui paraissaient le dimanche et n'étaient lus que par les Nivernais. Il les a réunis, voici deux ans, sous ce simple titre: Mots d'écrits, et je crois bien que le Berrichon Claude Tillier s'en fût enthousiasmé, et que Victor Lefebvre, laboureur, et Paul-Louis, la canonnier vigneron de la Chavonnière, les eussent trouver impeccable.
Suite demain.
(Jules Claretie, La vie à Paris, G. Charpentier, 1911)

lundi 15 octobre 2012

Journal du 15 octobre 1908

Il y a, à Nevers, une rue qui s'appelle rue du Renard. C'est un commencement. Après ma mort, on s'y trompera peut-être.

À propos des métiers manuels.

Proust répond à une question de L’intransigeant posée à plusieurs personnalités.
Monsieur,
Vous faites entre les professions manuelles et spirituelles une distinction à laquelle je ne saurais souscrire. L'esprit guide la main.
Notre vieux Chardin disait (mieux): on ne peint pas seulement avec ses doigts, mais avec son cœur. Et le Vinci, parlant aussi de la peinture: "Elle est cosa mentale." On peut parmi les exercices physiques en dire autant même de l'amour. C'est ce qui le rend parfois si fatiguant.Vous me permettrez de m'autoriser de cette collaboration de la main et de l'esprit, pour vous dire que si je me trouvais dans la situation que vous spécifiez, je prendrais comme profession manuelle, précisément celle que que j'exerce actuellement: écrivain. Que si le papier venait absolument à faire défaut, je me ferais, je crois, boulanger. Il est honorable de donner aux hommes leur pain quotidien. En attendant, je confectionne de mon mieux ce "Pain des Anges" dont Racine (que je cite de mémoire et sans doute avec bien des fautes) disait:
Dieu lui-même le compose./De la fleur de son froment./C'est ce pain si délectable/Que ne sert pas à sa table/Le monde que vous suivez./ Je l'offre à qui veut me suivre:/Approchez. Voulez-vous vivre?/Prenez, mangez et vivez!
Ne trouvez-vous pas que là Racine ressemble un peu à M. Paul Valéry, lequel a retrouvé Malherbe en traversant Mallarmé?
Veuillez agréer, Monsieur, et cher confrère, l'expression de mes sentiments distingués.
(Marcel Proust, Essais et articles, Après la guerre, Pléiade, p.604.)

dimanche 14 octobre 2012

Journal du 14 octobre 1906

Vente publique. C'est du vivant de la mère qu'il aurait fallu faire la vente et lui donner tous ces sous. 
La mère Bost, regardant une marmite qu'elle vient d'acheter:
-Elle est comme les vieilles, dit-elle; elle a le cul défait.
La vieille vivait  dans cette écurie, avec des poutres, sans fenêtres. Deux portes faisaient courant d'air. Elle n'aimait pas à recevoir chez elle.
De son ancien métier d'aubergiste, ce qu'elle avait gardé de pots, de tasses de café! Une vieille lanterne énorme pour éclairer les voyageurs.
Ils achètent pour deux sous tout un lot de vaisselle qui se casse quand ils veulent la prendre.
Il y a le vaniteux qui fait toujours monter et qui lâche au bon moment.
Des couettes, des matelas tachés, un lit et son sommier, 5 francs. Une table de nuit: c'est ce qu'il y a de plus propre Une vieille armoire, bonne, 24 francs.
la beauté du neuf, tout de même, c'est d'être propre.

samedi 13 octobre 2012

Journal du 13 octobre1892

Je ne fais pas de vers, parce que j'aime tant les phrases courtes qu'un vers me semble déjà trop long.

L'homme ligoté

Suite du 5 octobre.
Dès les premières pages du  Journal, nous le voyons soucieux de tailler l'outil qui s'enfoncera dans la matière, comme il parait à ces notes brèves: "l'odeur forte des fagots secs", ou "la palpitation de l'eau sous la glace".  On ne peut que sympathiser avec ses efforts maladroits pour faire saigner les choses. Ils sont à l'origine de beaucoup de tentatives plus modernes. Mais Renard est freiné par son réalisme même: pour parvenir à cette communion visionnaire avec la chose, il faudrait s'être dégagé de la métaphysique tainienne. Il faudrait que l'objet ait un cœur de ténèbres, il faudrait qu'il fût autre chose qu'une pure apparence sensible, qu'une collection de sensations. Cette profondeur que Renard pressent et recherche dans le moindre caillou, dans une araignée ou une libellule, sa philosophie positive et timide  la refuse.
Il faut inventer le cœur des choses, si l'on veut un jour le découvrir. Audiberti nous renseigne sur le lait lorsqu’il parle de sa "noirceur secrète". Mais pour Renard, le lait est désespérément blanc, car il n'est que ce qu'il paraît. De là le caractère essentiel de ses images. Certes, elles sont d'abord un moyen de faire court. Lorsqu'il écrit: "Cet homme de génie est un aigle bête comme une oie", on voit tout de suite l'économie que réalisent ces mots d'aigle et d'oie.  L'image est, pour Renard, entre autres choses, un raccourci de pensée. Et par là, ce style savant, cette "calligraphie" dont parle Arène, rejoint le parler mythique et proverbial des paysans; chacune de ces phrases est une petite fable. 
Mais ce n'est pas le principal. L'image, chez Renard, est une timide tentative de reconstruction. Et la reconstruction avorte toujours. Il s'agit, en effet, de pénétrer le réel. Mais, aux termes de la métaphysique tainienne, le réel est d'abord quelque chose qui s'observe. C'était la sagesse de l'époque, une version littéraire de l'empirisme. Et le malheureux observe tant qu'il peut: c'est le 17 janvier qu'il parle de la palpitation de l'eau sous la glace; le 13 mai qu'il parle du muguet. Il ne s'aviserait pas de parler des fleurs l'hiver, de la glace en plein été. Or chacun sait aujourd'hui que ce n'est pas par une observation passive de la réalité qu'on peut la pénétrer: le meilleur poète est distrait ou fasciné; en tout cas, ce n'est pas un observateur.
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947)

vendredi 12 octobre 2012

Journal du 12 octobre 1900

Quelle haleine! il n'a jamais pu attraper une mouche vivante.

Les Philippe, extrait 2

-Et le supplice d’être enfermé, le connaissez-vous ? Libre, vous vivez sainement dehors. Vous prenez de l’exercice, vous faites de l’hygiène sans le savoir. S’il vous fallait demeurer immobile à la maison, trois, quatre, cinq heures de suite, les coudes sur un bureau chargé de livres, vous en auriez vite assez.
-je crois comme vous, dit Philippe, que cette vie ne me plairait guère.
-Et vous raisonnez juste, brave Philippe. Oh ! je ne demande à personne de me plaindre ! je veux dire que nous avons chacun nos misères, vous les vôtres et moi les miennes.
-Ce n’est pas la même chose.
-Pourquoi, Philippe, pourquoi ? Vous qui hochez la tête et qui avez le double de mon âge, voulez-vous compter nos cheveux blancs ?
-J’aimerais mieux compter nos billets de banque.
-Mais, mon pauvre Philippe, je me tue à vous expliquer que si j’étais riche comme la dame du château, je travaillerais quand même et qu’on ne travaille pas que pour gagner de l’argent.
-C’est ce que je dis, rien ne vous force à travailler ; votre travail vous désennuie.
-Vous êtes vraiment têtu aujourd’hui. Tout à l’heure, vous aviez l’air de me comprendre. Vous ne me comprenez donc plus ?
-Si, si, Monsieur, dit Philippe. Mais, c’est égal, je changerais bien.
(Jules Renard, Les Philippe

jeudi 11 octobre 2012

Journal du 11 octobre 1904

Les paysans et la nature. Toutes ces misères physiques et morales sous ce ciel! Et la terre est couverte de villages.

Les Philippe, extrait 1

Philippe! Philippe! il n'y a que le travail qui rende heureux. 
- Oui, monsieur, dit Philippe qui bêche le jardin. Comme on le crie parfois : Honneur aux travailleurs !    
- Certes, vous travaillez, Philippe, mais moi aussi je travaille.
- Vous travaillez, dit-il respectueux, en vous amusant.
- Détrompez-vous, Philippe, j’ai mes tracas, mes devoirs, comme tout le monde. Je travaille par nécessité. Quand il fait soleil, je préférerais me promener. Je fatigue beaucoup de tête.
- Sûrement, dit Philippe, vous fatiguez plus de tête que moi. Je ne fatigue que de corps.
- Pensez-vous, Philippe, que si la tête va mal, le reste du corps n’en souffre pas ? Le soir, dès que le feu de la lampe me brûle le front et les yeux, je me retiens d’aller me coucher.
- Vous n’y allez pas, dit Philippe, parce que vous ne voulez pas.
- Erreur, Philippe. Il faut que je veille, parce que je ne suis pas matinal, et je tâche de rattraper les heures perdues.
- Restez donc au lit, vous avez le temps de dormir.
- Du tout, du tout, et je donnerai gros pour avoir le courage de me lever matin. Je vous envie, vous êtes sur vos jambes au premier rayon de soleil et cela ne vous fait jamais de peine.
- Nous avons l’habitude, dit Philippe. L’hiver seulement, c’est moins agréable.
- C’est toujours dur pour moi. A midi, ce serait encore trop dur. Vous ne connaissez pas ce supplice ?
- Non, monsieur.
(Jules Renard, Les Philippe)

mercredi 10 octobre 2012

Journal du 10 octobre 1903

Je regarde la lune assise sur sa fesse.

Jules Renard et la politique

C'est seulement après la trentaine que l'on voit Jules Renard s'intéresser à la politique, et à la vie politique locale, d'une façon de plus en plus active.
Si sa mère était catholique, son père avait été républicain, franc-maçon et maire de Chitry. Les lettres de jeunesse de son fils indiquent que François Renard avait quelques relations avec certains hommes politiques de la Nièvre, députés ou sénateurs. Mais Jules Renard, à ce moment-là, ne pensait guère qu'à se servir de leur crédit pour trouver un emploi à Paris. Après son mariage, en 1988, il mène une vie toute d'homme de lettres et semble se soucier fort peu des questions politiques.
Mais deux circonstances vont l'amener à sortir de cette indifférence et à affirmer, d'une manière de plus en plus nette, ses convictions politiques et sociales: son installation à Chaumot, en 1896, et les rebondissements de l'affaire Dreyfus, en 1898 et 1899. Renard ne put supporter sans essayer d'agir cette misère et cette injustice. Le milieu de la Revue Blanche, qu'il fréquentait depuis longtemps, de même que les relations amicales nouées avec Lucien Descaves, ne pouvaient que renforcer, d'ailleurs, ses opinions dreyfusardes et ses convictions républicaines, antimilitaristes et anticléricales.
(Léon Guichard, Dans la vigne de Jules Renard, PUF, 1965, p. 93)

mardi 9 octobre 2012

Journal du 9 octobre 1893

Schowb, de passage à Épinal, et en officier, fait appeler Descaves à la caserne. Et il le voit boutonnant sa veste, et inquiet, car, à cause de son livre et de sa dégradation, les sous-offs ne font que lui marcher sur les pieds. Et il gémie et s'écrie:
- Je me demande toujours en vertu de quel règlement on m'a dégradé. Et, aujourd'hui, je suis de piquet d'incendie, et on m'a nommé instructeur, de sorte que j'ai les inconvénients du grade sans en avoir les bénéfices.
- Et c'était bien amusant, me dit Schwob.

L'Épervier

Il décrit d'abord des ronds sur le village.
Il n'était qu'une mouche, un grain de suie.
Il grossit à mesure que son vol se resserre.
Parfois, il demeure immobile. Les volailles donnent des signes d'inquiétude. Les pigeons rentrent au toit. Une poule, d'un cri bref, rappelle ses petits, et on entend cacarder les oies vigilantes d'une basse-cour à l'autre.
L'épervier hésite et plane à la même hauteur. Peut-être n'en veut-il qu'au coq du clocher.
On le croirait pendu au ciel, par un fil.
Brusquement le fil casse, l'épervier tombe, sa victime choisie. C'est l'heure d'un drame ici-bas.
Mais, à la surprise générale, il s'arrête avant de toucher terre, comme s'il manquait de poids, et il remonte d'un coup d'aile.
Il a vu que je le guette de ma porte, et que je cache, derrière moi, quelque chose de long qui brille.
(Jules Renard, Histoires naturelles, Œuvres II, pléiade, p. 155)

lundi 8 octobre 2012

Journal du 8 octobre 1895

Produire beaucoup, ne publier que le meilleur.

Marcel Boulenger vu par Jules Renard

Il a pris, comme Cyrano, le parti le plus simple, il a décidé d'être admirable en tout. Ce tout jeune homme qui ne saurait vieillir n'est pas élégant comme un autre; il monte à cheval comme lui-même; il fait des armes, sinon mieux que personne, du moins avec des grâces personnelles; et il vient d'écrire un livre, la femme baroque, que les lettrés qui comptent se félicitent d'avoir reçu.
il ne suffirait pas de dire que Marcel Boulenger est charmant. Il déplait d'abord et il faut presque le détester avant de l'aimer. Il produit à la foule l'effet d'un prince lointain, trop peu français pour que le ridicule le tue. Il arriva au régiment, fleuri et paré comme s'il n'allait que dîner en ville. Ce fut un succès dont il n'eut pas la faiblesse d'être gêné. A la cantine, il demanda un verre propre.
- Oh! oh! tu veux faire fantaisie! lui dit le cantinier.
Il fit fantaisie toute son année. Chaque jour il avait l'air déguisé en soldat pour un jour. Au mépris des odeurs de chambrée, il s’obstina à sentir bon. Et bientôt, las d'être ahuris, sous-officiers, caporaux et soldats, s'avouèrent domptés par ce jeune homme libre, énergique, délicat et mince qui, sans pose, sans manquer un appel, sans se faire punir, se débarbouillait quotidiennement à lui seul plus que toute la caserne. On ne protesta qu'aux manœuvres où Boulanger failli user à sa toilette le peu d'eau qu'on avait à boire.
Ce goût de propreté, il le gardera comme écrivain. Son programme, c’est de n'écrire que pour la joie d'écrire, de ne jamais faire un faux pas au-devant du succès, et de n'envoyer ses livres qu'aux écrivains de talent:
- Et vos critiques, lui dis-je, les choisirez-vous?
- L'épée à la main, s'écrie Marcel Boulenger, je défendrai aux sots de parler de mes livres.
(Jules Renard, Le Cri de Paris, 22 janvier 1899).

dimanche 7 octobre 2012

Journal du 7 octobre 1907

- Oui, en effet, dit Capus: Antoine m'a demandé une conférence pour le 31 octobre. Je lui ai répondu que je la ferai si je passe à l'Odéon ce jour-là, mais que je n'y viendrai certainement pas exprès. 
Il a plus que de l'esprit: il n'a plus de cœur.
Il a perdu la délicieuse défiance de la jeunesse.
- Penses-tu à l'Académie? lui dis-je.
- Je n'ai rien à faire: c'est le travail des autres. Claretie, Hervieu, Lemaitre, me disent que ça va bien. La première place d'auteur dramatique sera pour moi.
Il faut être de l'académie parce que cela met à l'abri des coups. Toi aussi, tu en seras, dans deux ou trois ans, quand ceux de la génération qui précède seront installés.
Ta place tout à coup sera prête. Tes Frères farouches, oui, un bon titre. Le mot est de La Bruyère. Oh! c'est très bien. C'est mieux que tout ce que tu as fait. C'est...c'est plus profond.
Je sens qu'il n'en a pas lu une ligne.

samedi 6 octobre 2012

Journal du 6 octobre 1906

Des plus classiques descriptions nous pouvons dire: "Aujourd'hui, on fait mieux que ça."

Actualité littéraire

En lice pour le Goncourt 2012
La deuxième sélection du prix Goncourt est tombée. Ils ne sont plus que huit auteurs en lice pour la récompense littéraire qui sera décernée le mercredi 7 novembre. Le jury présidé par Edmonde Charles-Roux, a choisi les auteurs suivants:
Vassilis Alexakis (L'Enfant grec, Stock). Thierry Beinstingel (Ils désertent, Fayard). Patrick Deville (Peste & Choléra, Seuil). Joël Dicker (La Vérité sur l'affaire Harry Quebert, Fallois/L'Age d'homme). Mathias Enard (Rue des valeurs, Actes Sud). Jérôme Ferrari (Le Sermon sur sur la chute de Rome, Actes Sud). Linda Lê (Lame de fond, Bourgeois). Joy Sorman (Comme une bête, Gallimard). 
Rendez-vous le mardi 30 octobre pour une ultime sélection qui ne devrait plus compter que 4 ou 5 noms.
864, c'est le nombre de pages de l'Auto-dictionnaire Zola concocté par Henri Mitterrand, le spécialiste de l'auteur des Rougon-Macquart. De A comme Abattoir à Z comme Zone, l'ouvrage offre 1500 mots et citations tirés de ses romans, de sa correspondance et de ses articles.
(Le Figaro littéraire, jeudi 4 octobre 2012, p. 5 et 7)

vendredi 5 octobre 2012

Journal du 5 octobre 1889

M. B... est si petit et il a une bouche si grande qu'il tiendrait aisément tout entier dans sa bouche.

L'homme ligoté

Suite du 30 septembre.
Au reste, l'étude des passions et des mouvements de l'âme  ne l'a jamais beaucoup retenu. De son enfance paysanne, il a gardé le goût des bêtes et des choses de la campagne; il aime à en parler, à les décrire. Mais, là encore, il vient trop tard. Les écrivains de la génération précédente, les Flaubert, les Zola, les Dickens avaient entrepris un vaste recensement du réel: il s'agissait de conquérir à l'art des régions nouvelles et d'assouplir la langue littéraire de telle sorte qu'elle se pliât à décrire des objets ignobles comme une machine, un jardin, une cuisine. 
De ce point de vue, L’Éducation sentimentale a la valeur d'un manifeste. Tout y avait passé; le roman  s'était emparé de l'estaminet avec L' Assommoir, des mines avec Germinal, des grands magasins avec Au bonheur des Dames. C'était un tableau à grands traits larges et, plus encore, une classification. Il ne restait aux contemporains de Renard qu'à raffiner. Ce pouvait être le point de départ d'une forme d'art nouvelle. Et, en effet, par opposition à ses devanciers qui s'étaient souciés avant tout de mettre chaque chose à sa place, de dénombrer les batteries de cuisine, d'énumérer les fleurs du jardin, et qui éprouvaient une jouissance simple à nommer les ustensiles par leurs noms techniques, Renard, mis en face de l'objet individuel, sent le besoin de le saisir en profondeur, de pénétrer dans sa pâte.
Il ne se soucie plus de faire le décompte des verres sur le zinc et des liqueurs diverses qu'on peut servir chez le bistrot, il ne considère plus chaque objet dans son rapport avec les autres, au sein d'un minutieux inventaire; il ignore également les descriptions d' "atmosphère " que Barrès mettra à la mode quelques années plus tard: Le verre qu'il regarde lui paraît coupé de ses attaches avec le reste du monde. Il est seul et fermé sur lui-même comme une phrase. Et l'unique ambition de Renard, c'est que sa phrase rende plus étroitement, plus précisément, plus profondément la nature intime du verre. 
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947.)

jeudi 4 octobre 2012

Journal du 4 octobre 1887

J'ai fait des vers comme un héros fait des exploits. C'est à vous de les lire, non à moi.

Misia, Ravel et les Histoires naturelles 2/2

Suite d'hier.
C'était peut-être tout aussi bien. En dépit de l'interprétation pleine de sensibilité de la chanteuse, Jane Bathori, l'idée neuve de Ravel selon laquelle la mélodie devait imiter les inflexions du langage parlé allait être mal accueillie par le public français, fort conservateur. Misia, néanmoins, savait reconnaître un chef- d’œuvre quand elle en entendait un. Sans doute admira-t-elle les irisations lisztiennes, les sons liquides accompagnant l'histoire du cygne dont les nuages floconneux réfléchis dans l'étang éveillent les désirs, qui plonge le bec dans l'eau comme pour les mangers, puis relève le cou avec la grâce d'une femme dégageant son bras de sa manche, qui s'épuise à poursuivre des mirages. Va-t-il mourir de faim, victime de ses illusions?
Et Misia dut savourer les accords assourdis en staccato qui soulignent sèchement l'ironie de la conclusion de Jules Renard: "Mais qu'est-ce que je dis? Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un vers. Il engraisse comme une oie."Mais l'idée vint-elle à Misia que Le Cygne était peut-être un malicieux portrait que Ravel faisait d'elle? Misia, dont la démarche glissante et les gestes gracieux évoquaient la sinueuse souplesse du cygne; Misia qui poursuivait le mirage nébuleux de l'art, gavée de la boue nourrissante de l'argent d'Edwards? En tout cas, elle fut sans nul doute ravie que "mon petit Ravel", comme elle l'appelait toujours, lui eût dédicacé cette nouvelle et extraordinaire mélodie.
Fin
(Arthur Gold, Misia: La vie de Misia Sert, Gallimard, 1981, p. 129-130)
Arthur Gold a recueilli les souvenirs de Misia qui avait été la femme de Thadée Natanson, ami de Jules Renard, avant d'épouser Alfred Edwards.

mercredi 3 octobre 2012

Journal du 3 octobre 1892

M. Ernest Renan étant mort, quelques jeunes gens se demandent avec inquiétude ce que nous allons devenir. On se passe d'avoir la foi. Je voudrais entendre un homme souffrir du doute comme d'un panaris, et crier de rage. Alors, je croirais aux douleurs morales.
Et, moi aussi, j'ai été voir Renan.

Misia, Ravel et les Histoires natuelles 1/2

Ce fut un an après la croisière (au cours de l'été 1905) que Ravel décida de mettre le bestiaire de Jules Renard, Histoires naturelles, en musique. Selon ses propres termes, "le langage direct et clair, la poésie profonde et cachée" des poèmes en prose de Renard s'accordait parfaitement  aux nouvelles modulations de la ligne vocale nées de son inspiration musicale. Le projet, néanmoins, n’intéressait pas Renard.
Dans son journal du 19 novembre 1906, il relate d'un ton sec l'arrivée d'un émissaire: " Thadée Natanson me dit: " Un monsieur veut mettre en musique quelques-unes de vos Histoires naturelles. C'est un musicien d'avant-garde sur lequel on compte et pour qui Debussy est déjà une vieille barbe." Les puérils éloges de Thadée Natanson ne convainquirent pas Renard que cette initiative ne satisfaisait et ne touchait nullement; non, il n'avait aucun message pour Ravel. Et surtout, il n'avait pas la moindre envie d'entendre la musique.
le 12 janvier 1907, Ravel alla trouver Renard pour le persuader de venir au premier concert ce soir-là. Renard, qui trouvait que les spirituelles illustrations de Toulouse-Lautrec n'avaient en rien  rehaussé l'édition de luxe de ses poèmes, demanda d'un ton soupçonneux à Ravel ce que sa musique, selon lui, pouvait ajouter au texte. Ravel expliqua sa conception d'une nouvelle esthétique, mais ne réussit pas à tenter Renard, qui trouvait le compositeur dandy trop "noir, riche et fin". Renard envoya sa femme et sa fille au concert, mais pour sa part ne bougea pas de chez lui.
Suite demain.
(Arthur Gold, Misia: La vie de Misia Sert, Gallimard, 1981, p. 129-130)
Arthur Gold a recueilli les souvenirs de Misia qui avait été l'épouse de Thadée Natanson, ami de Jules Renard.

mardi 2 octobre 2012

Journal du 2 octobre 1895

C'est étonnant comme ces écrivains célibataires qui n'ont pas d'enfants s'occupent du problème de l'enfant.

Les arbres

Il y a dans le Bois un restaurant où j'ai déjeuné l'autre jour et qui est charmant. Assez longtemps avant d'arriver on est accueilli par des arbres qui s'écartent pour vous laisser passer, vous devancent et vous escortent, souriants, silencieux et gênés, appuyés les uns aux autres comme pour prendre une contenance.
Puis il y a une pelouse au milieu de laquelle vivent quelques hêtres assemblés. L'emplacement qu'ils occupent semble avoir été l'objet d'un choix. Ils paraissent se plaire là. Au fond il y a un orme un peu fou qui, pour les rumeurs les plus insignifiantes que lui apporte le vent, fait avec ses branches une mimique passionnée qui n'en finit plus. 
Aussi les autres le laissent tranquille. Il est là tout seul. Et devant, c'est le lac, sur l'eau duquel un saule remue ses branches sans s'arrêter. C'est comme une maladie qu'il aurait comme ces gens qui ne peuvent pas arrêter une minute de trembler.
(Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Au temps de Jean Santeuil, La Pléiade, p. 431.)

lundi 1 octobre 2012

Journal du 1er octobre 1894

Faire pour mon village ce que Sainte-Beuve a fait pour Chateaubriand et son temps. Raconter tout par notes, petits drames ou tableaux muets, tout, jusqu'aux terreurs du soir. Fouiller jusqu'au fond, donner la plante de la vérité avec ses racines.

Jules Renard dans le Journal de René Boylesve

4 février 1910
Je suis allé voir chez lui Jules Renard. Il a été malade. Il a peur de mourir. A deux reprises, au cours de la causerie, il a dit: "Dieu".
22 mai 1910
J'ai été prendre des nouvelles de Jules Renard. Comme j'arrivais, en montant le rue du Rocher, j'ai vu Robert G. sortir de la maison, les yeux rouges. Je suis rentré chez le concierge où j'ai vu un papier sur la table, où une demi-douzaine de noms étaient déjà inscrits. Renard était mort dans la nuit, à une heure et demie du matin.
(René Boylesve, Feuilles tombées, Dumas, 1947.) (Feuilles tombées est le titre du journal tenu par René Boylesve de 1884 à 1926).